Bricks est un documentaire qui porte en lui une question aujourd’hui fondamentale : comment filmer la violence du capitalisme contemporain ? La crise de 2008 eut beau se révéler d’une ampleur inégalée, elle ne donna naissance qu’à très peu d’images. On peut en raconter les tenants et aboutissants, ou encore observer les changements géopolitiques en Europe après la faillite de la Grèce par exemple, mais elle reste, contrairement à la crise de 1929 par exemple, désincarnée, presque invisible. Les mouvements de contestation qui ont émergé à sa suite ont certes agité l’imaginaire de ces dernières années, des Anonymous aux Indignés, en passant par Occupy Wall Street et Nuit Debout. Mais filmer sa contestation n’est pas vraiment filmer la crise en elle-même. En se concentrant sur la situation espagnole, Quentin Ravelli tente pour son premier film de saisir l’insaisissable, de le matérialiser. Pour réceptacle des logiques du capitalisme, il choisit alors comme point de départ une simple brique d’argile.
Is there anybody out there ?
Il faut reconnaître à Quentin Ravelli cette noble intention de faire de la crise un véritable objet de cinéma, et non le point de départ d’un discours. Délaissant les approches didactiques ou uniquement narratives, le film se construit sur la confrontation de paroles (politiques, militantes, intimes…) avec des séquences consacrées à la fabrication industrielle de briques. La matière, superbement filmée, est ainsi maniée, transportée, découpée par des machines qui trient, modèlent les formes, recyclent, et les jettent si nécessaire. La matière s’apparente à ce flux qui coula abondamment lors des constructions tous azimuts du début du XXIème siècle, de la même manière que les crédit immobiliers, toxiques pour certains d’entre eux. Le capitalisme financier n’a plus grand chose à voir avec les logiques de la production humaine aujourd’hui, et ses conséquences, aussi graves soient-elles (chômage, expulsion, ralentissement de l’économie, troubles géopolitiques…), n’empêchent en rien la perpétuation des mêmes logiques. Or en terme d’absurdité, l’exemple des « villes fantômes » espagnoles se démarque. Ces grands projets immobiliers, qui se nourrissaient notamment de la spéculation, furent stoppés soudainement dès lors que certaines banques fermaient boutique. Les investissements s’arrêtaient alors, laissant des villes inachevées, des quartiers en friche, parfois sans école et sans service.
Quentin Ravelli choisit d’y poser sa caméra pour suivre plusieurs personnages liés par cette situation tristement ubuesque : une femme tentant de sortir de la spirale du surendettement pour un crédit qui a justement été responsable de la crise, ou encore le maire d’une de ces ville fantômes qui tente de faire valoir les atouts de son étrange bourgade. Se dessine alors peu à peu un univers d’où émerge une absence : celle des responsables de cette situation, ou tout du moins de ceux qui pourraient agir sur ses causes. Faute d’interlocuteurs, les associations de défense des victimes de crédits toxiques s’attaquent aux conséquences, en essayant de protéger les victimes des expulsions et des saisies, et le maire se réjouit de l’investissement massif dans la recherche astronomique au sein de sa ville, tout en rêvant de transformer un bunker en salle d’exposition.
Empty spaces
C’est quand Bricks s’attarde sur les mécanismes de cette folie collective qu’il est le plus réussi, comme lorsqu’est capté un conseil municipal durant lequel chacun joue sa petite partition électorale devant une salle parfaitement vide. Quelques victoires sont remportées en surface, comme une annulation de dette ou le retard d’une expulsion, mais les logiques de faillite demeurent immuables. Elles président même le monde occidental et sa quête perpétuelle d’austérité. Malheureusement, face à un projet si ambitieux, le film finit par se perdre dans ses circonvolutions, et se distend au fil de son avancée sans que l’on ne sache plus vraiment ce qui est regardé. Coincé entre l’envie de suivre ses personnages le long de récits linéaires, et l’exploration plastique de cet univers digne de Philip K. Dick, il semble que Quentin Ravelli ne parvienne pas totalement à trouver son film. Cela n’empêche que la tentative reste importante, et qu’elle révèle bien malgré elle à quel point l’inhumanité et l’absurdité de ce système économique restent difficile à saisir.