Petite fille de la campagne qui vit au bord d’une Nationale, Darling n’a pas été désirée par ses parents, qui semblent la détester copieusement. Trop effrontée, trop curieuse, trop grosse. Alors, elle court. Elle grandit, elle mincit, mais rien n’y fait, décidément. Darling rêve d’un camionneur pour fuir loin de ses parents, qui lui préfèrent deux frères aux destins tragiques. Elle finit par en rencontrer un, l’épouser, avoir des enfants. Mais ça ne va toujours pas mieux : au contraire, ça ne pourrait pas être pire. La vie de Darling est abominable, et pourtant, Darling reste debout, malgré tout.
L’histoire de Darling, c’est un peu celle d’une Amélie Poulain à l’envers, un cauchemar éveillé trop monstrueux pour être vrai… Et pourtant, si. Adapté d’un roman de Jean Teulé lui-même inspiré d’une histoire vraie, ce troisième long métrage de la réalisatrice Christine Carrière (Rosine ; Qui plume la lune ?) est plutôt une bonne surprise. Comment raconter une histoire aussi édifiante sans tomber dans le mélo dégoulinant ? Avec une bonne grosse dose d’humour et de second degré. Pour autant, la tâche est d’autant plus ardue : puisque Darling existe vraiment (tant mieux pour le film, oserait-on dire, sans quoi personne n’aurait jamais voulu croire à une telle avalanche de malheurs), il s’agit de lui rendre hommage et d’être le plus fidèle possible aux événements qu’elle a vécu, sans pour autant les minimiser ou, pire, ridiculiser le personnage.
Christine Carrière et son équipe avancent sur un fil ténu : pendant 1h33, tout le film est à deux doigts de se casser la gueule mais parvient pourtant à rester debout. Un peu comme Darling, finalement. C’est que la réalisatrice dispose avant tout d’un miracle de comédienne : Marina Foïs. Il fallait pas mal d’inconscience et d’abnégation pour se jeter à corps perdu dans un tel défi. L’ex-Robin des Bois est épatante car l’on devine aisément qu’elle n’a cherché à aucun moment à imiter la vraie Darling. Avec ce phrasé si particulier, cette absence totale de vanité qui la pousse à s’enlaidir sans que l’exercice passe pour une manœuvre d’actrice en mal de César, Marina Foïs s’approprie totalement le personnage. Mieux : elle fait de Darling une grande figure tragique autant qu’un irrésistible personnage de comédie. On ne rit pas plus de Darling qu’on ne s’apitoie sur son sort, car ni la réalisatrice ni la comédienne n’en font un symbole. La vie, apprend-on ici, n’est qu’une gigantesque farce, et les dindons sont ceux qui mettent le plus de temps à s’en apercevoir.
Le film n’est pas aussi parfait que son actrice principale, malheureusement. Tout le monde n’échappe pas à la caricature, et les seconds rôles sont ceux qui pâtissent le plus des stéréotypes habituels sur la France profonde. La frontière qui sépare le portrait au vitriol de la moquerie bête et méchante est mince : même si Christine Carrière et son scénariste Pascal Arnold sont pleins de bonnes intentions, l’accumulation de lieux communs sur la province rurale tourne court. C’est à peine si un personnage de boulangère maternante vient relever le niveau : père et frère violents, mari routier alcoolique (Guillaume Canet, très bien), humiliations physiques… Un pied chez Ken Loach, l’autre chez les Deschiens, ça grince et ça fait mal, jusqu’à la saturation. L’alibi biographique (tout ce qui est montré est vrai) et le prétexte du conte réaliste peinent parfois à justifier la noirceur du tableau. C’est peut-être le prix à payer pour parvenir à signer une fable sociale : l’histoire du Chaperon rouge ne fonctionne que parce que l’on sait pertinemment à quoi va ressembler le loup tapi dans la forêt… Forcément, la curiosité de relever les points communs et les différences entre la vérité vraie et l’adaptation cinématographique est particulièrement forte. C’est sans aucun doute la plus grosse faiblesse du film : l’agacement devant la grossièreté du trait prend souvent le pas sur l’empathie. L’histoire est tragique, le personnage est bouleversant, l’actrice est splendide, et pourtant… quand la lumière se rallume, reste surtout l’impression désagréable, presque culpabilisante, de ne pas être plus ému. Mais peut-être était-ce précisément l’ambition de Christine Carrière : dégraissé du pathos attendu, le récit véridique d’une misère hélas banale et banalisée peut-il encore toucher un public aujourd’hui programmé pour rire, pleurer ou s’indigner sur commande ? La question, éminemment dérangeante, hante longtemps après la projection. C’est peut-être le plus grand mérite de ce film hors normes, qui utilise avec subtilité et intelligence un art disparu depuis longtemps du paysage audiovisuel français : la provocation.