Hayuta et Berl (c’est le titre original du film) sont un couple d’octogénaires israéliens, physiquement plus très vaillants, mais ce n’est pas si grave : ce sont leurs failles intérieures que nous allons découvrir. Ils ont pourtant l’air bien unis dans l’adversité, dans les premières minutes, quand une assistante sociale débarque chez eux presque de force pour évaluer leur état de santé et de dépendance, rencontrant l’hostilité du mari et la réserve de la femme. Mais l’illusion tombe peu après : Hayuta, contre l’avis de son mari, décide de sortir en ville, et les époux passeront ainsi la journée — et la majeure partie du film, qui s’écoule du matin au soir — chacun de son côté, chacun affrontant à son façon un monde extérieur qu’ils ont laissé leur échapper. Tandis que Berl perpétue une démarche militante suivant des idéaux socialistes datant de la création d’Israël et égarés depuis longtemps, Hayuta, elle, cherche à rattraper le temps perdu, redécouvre des plaisirs anciens, cesse de taire ses vieilles blessures.
Le film d’Amir Manor a là une autre façon de susciter une attente pour mieux la déjouer. La journée de Berl esquisse un versant politique, penché sur la dilution des idéaux de 1948 dans la société israélienne d’aujourd’hui, mais le propos se resserre in fine sur le questionnement de la cellule conjugale, pas loin, même, de mettre en porte-à-faux le politique comme un motif de trouble dans le couple. Il y a aussi l’ambiguïté de l’usage du cadre, comme une cellule resserrée autour des deux personnages (ensemble ou séparés), une cellule où l’on s’introduit (tel un intrus) ou d’où l’on s’échappe. L’usage est ambigu, parce que s’il autorise à quelques occasions un comique burlesque (l’entrée en scène de l’assistante sociale, la lutte de Berl avec une porte automatique), il traduit en permanence, même au sein de l’espace, le cloisonnement, l’enfermement, l’aliénation à laquelle les personnages devront faire face.
Rideau ?
On peut regretter, un peu, que l’aspect politique soit ramené à un rôle de fauteur de trouble entre Monsieur et Madame — encore que cela n’évacue pas l’amertume réelle du constat du pragmatisme dominant actuel, comme dans cette scène où Berl est pris pour un démarcheur. L’histoire que Manor s’est décidé à raconter n’en est pas moins poignante : celle d’un couple qui se réveille et se reconnaît cimenté par l’aliénation, la leur vis-à-vis d’une société qui les ignore, et celle de l’un par l’autre. C’est pour se libérer de ces entraves qu’ils doivent faire l’effort de se séparer, pour mieux se retrouver, puis pour une nouvelle séparation — ensemble cette fois, et sans qu’on en sache la vraie nature. Et le cinéaste de les accompagner le long de cette route, sans regard sentencieux, attachant moins d’importance aux discours préétablis qu’à l’émotion suscitée par ces deux personnages prêts à se soustraire à notre regard. Vers la fin, un rideau tombe, et on croit alors voir arriver le générique. Mais non : la caméra — la cellule — se déplace pour révéler que ce n’était qu’un pan du rideau, pour ressaisir Hayuta et Berl qui prolongent leurs adieux, retardent leur disparition, tandis que nous-mêmes retardons le moment de les quitter. Épilogue, en somme, est une préparation à des adieux qui ne sont pas tout à fait une fin, dont on ne souhaite pas que c’en soit une.