Idée sympathique que celle qu’eut en 1965 Harry Saltzman, alors heureux producteur des aventures cinématographiques de James Bond : proposer une alternative radicale au dynamisme et au glamour bien calibrés caractéristiques de son produit-phare. Le résultat, s’il fut à sa façon un signe avant-coureur du virage pessimiste et réaliste du film d’espionnage jusqu’à son incarnation actuelle, est avant tout une tentative originale de variation dans un même genre, l’ironique et amer revers de médaille offert de lui-même par un divertissement populaire, dont on peut regretter qu’il n’ait pas concrétisé plus avant ses velléités d’irrévérence.
L’espion qu’on ignorait
Ipcress — Danger immédiat résonne comme un James Bond (John Barry est à la baguette). Il a la couleur d’un James Bond (chef opérateur, monteur et directeur artistique viennent de la même équipe à l’œuvre sur Dr No, Goldfinger etc.). Et pourtant, s’appuyant sur une équipe éprouvée, c’est bien une sorte d’anti-James Bond qu’a voulu proposer Saltzman en faisant adapter des romans non plus de Ian Fleming, mais de Len Deighton. Au smoking, au vodka-martini et à la virilité inébranlable de l’officier incarné par Sean Connery, s’opposent donc l’imper, le look terne à grosses lunettes carrées et le café préparé au saut du lit de Michael Caine dans le rôle du peu recommandable Harry Palmer, agent mal dégrossi, au casier judiciaire embarrassant, en délicatesse avec la hiérarchie et même d’une efficacité discutable. Face à cet antihéros, l’image cinématographique des services d’espionnage en prend aussi un coup. Pour Bond, elle se limitait à un chef confiant envers son agent « double-zéro », une secrétaire toujours fantasmée et un fournisseur en gadgets — sans parler des missions et des adversaires hauts en couleur. Palmer, lui, doit se coltiner une facette beaucoup moins glamour des métiers du renseignement : les travaux de bureau, les tracasseries administratives tributaires de formulaires aux références imprononçables, les coups tordus entre services, les actions de terrain frustrantes et les collègues féminines fuyantes. Même l’exotisme des aventures internationales de l’agent 007 trouve ici son contrepoint ironique, avec cette prétendue geôle albanaise qui se révèle un triste hangar londonien — un studio en somme, comme ceux d’où ces films sont issus.
On ne ricane que deux fois
Cette redéfinition des repères du film d’espionnage forme un contexte attrayant par son rapprochement avec une certaine réalité, par le regard goguenard et démystificateur jeté sur le cousin propre sur lui, le fantasme Bond encore en plein essor. Mais un contexte seulement. C’est-à-dire que passé l’heureuse surprise de la découverte, les touches de décalage, de réalisme et de dérision tendent à se fondre en un décor pour un film de genre pas honteux, mais sur le fond pas si révolutionnaire que ça, où rien ne prolonge vraiment l’entreprise de décapage esquissée. Les épisodes d’ironie sur les services secrets de Sa Majesté ont beau servir d’intermèdes réjouissants, le douteux Palmer a beau être un mauvais garçon au look déplorable et aux initiatives discutables, on nous rassurera in fine sur le fait qu’il travaille bien fidèlement pour la Couronne et que les services secrets de Sa Majesté savent s’occuper de leurs brebis galeuses. Les traits lancés vers une perception glamourisée du genre restent figés dans le flegme du cinéma de studio britannique qui ne se laisse pas perturber facilement.
Filmer n’est pas jouer
Outre le talent de Michael Caine à incarner le bad boy au service de Sa Majesté, la plus visible tentative d’incarnation du contre-pied offert par la production réside dans la mise en scène démonstrative du Canadien Sidney J. Furie, fût-ce aux dépens du contrôle de Saltzman sur son produit. Étranger à la « famille Bond », s’étant signalé à son équipe dès le premier jour de tournage en jetant au feu le scénario, Furie n’a de cesse, durant tout le film, d’appliquer son propre sens de la subversion sur l’entreprise. Mais on ne peut pas dire que cela fait beaucoup décoller l’ensemble. Sa réalisation évoque une version hypertrophiée et systématique du Troisième Homme de Carol Reed, avec sa multiplication des cadrages obliques ou à demi obstrués aux points de vue alambiqués, pour simuler le regard détourné sur un univers moins droit et rigoureux qu’il prétend être. Sur la longueur, la méthode s’avère une manière un peu artificielle de détourner l’imagerie du film d’espionnage : Furie cherche moins à casser des codes et à mettre au jour ce qu’ils refoulent (la médiocrité des enjeux et des appétits de chacun) qu’à imposer une patte d’originalité fabriquée, à superposer ses propres systématismes (jusqu’à répéter certaines compositions de plans) sur ceux de la fabrication en studio. Même convergeant avec les dialogues piquants, les personnages fuyants et le contexte quasi kafkaïen, les acrobaties de la caméra restent de trop, comme quelqu’un qu’on verrait faire de pénibles grimaces pour se faire remarquer alors que personne ne l’a invité. Les facéties visuelles de Furie donnent au film un design qui lui assure aujourd’hui encore un petit statut discutable de « film culte », mais ne se posent pas vraiment en marque d’une individualité et d’une vision pertinentes.
Les espions sont éternels
La franchise cinématographique Harry Palmer n’aura pas eu la même longévité que celle de James Bond : depuis 1965, Ipcress — Danger immédiat n’a connu que quatre suites peu mémorables, la dernière en 1996, toutes avec Michael Caine à des âges divers. Quant à Sidney J. Furie, il a emporté ses maniérismes jusqu’à Hollywood où il poursuit aujourd’hui encore une carrière sans grand éclat portée sur les genres musclés, entre un Superman IV coulé par la pingrerie de la redoutable Golan-Globus et une poignée d’Aigle de Fer qui ne marqueront pas l’histoire du cinéma d’action. Du miroir déformant d’un fantasme masculin de cinéma ne subsiste guère qu’une récréation à la touche un peu décalée, dont la série télé Mission : Impossible, par exemple, s’est par ailleurs avouée en partie redevable. Du moins lui saura-t-on gré d’avoir précédé de peu un mouvement de mode où les espions de cinéma perdraient de leur superbe pour s’empreindre de la grisaille d’une lutte souterraine bien d’actualité.