Il s’est passé trente-cinq ans entre le début du travail de Paul Grimault sur La Bergère et le Ramoneur – devenu depuis Le Roi et l’Oiseau – et la sortie au cinéma du film, tel que voulu par le réalisateur. Il s’est aujourd’hui écoulé presque autant de temps depuis cette sortie : c’est à la faveur d’un rafraîchissement technique que revoici sur les écrans le conte de la bergère, du ramoneur, du roi déterminé à briser leur couple et de l’oiseau qui protège leur amour. D’époque en époque, rien ne change : Le Roi et l’Oiseau est toujours d’une beauté et d’une force qui ne se démentent pas.
Grimault le reconquérant
En 1949, Paul Grimault travaille pour la première fois avec Jacques Prévert sur Andersen : ce sera Le Petit Soldat, Prix international à Venise en 1948, ex aequo avec Melody Time, de Walt Disney. Le ton est donné : Grimault et ses producteurs, les Gémeaux, vont chercher des noises au studio de Mickey. C’est en collaboration avec les Gémeaux que Prévert et Grimault vont jeter les bases de La Bergère et le Ramoneur, avec une équipe d’une centaine de personne, des moyens colossaux inattendus dont l’ambition ne se cache pas – il faut contester la suprématie américaine. Mais l’ambiance n’est pas au beau fixe entre les producteurs et le réalisateur : celui-ci, avec une bonne partie de son équipe, est renvoyé par les Gémeaux, qui remontent le film à leur guise. Il est exploité en 1953, précédé d’un carton stipulant clairement que Grimault n’est aucunement en accord avec les choix esthétiques et narratifs opérés par la production sur La Bergère et le Ramoneur. C’est un échec, et les productions des Gémeaux mettent la clé sous la porte. En 1967, Grimault reprend possession des négatifs et des droits du film : c’est alors que commence un travail de titan. La Bergère et le Ramoneur avait été filmé en Technicolor : les bandes utilisées ont mal vieilli, et il faudra refaire entièrement les séquences que Grimault veut garder (approximativement 40 minutes du film original). Le travail est colossal, d’autant plus que le réalisateur veut réorienter son récit, avec l’aide d’un Jacques Prévert alors très malade : le poète décédera d’ailleurs avant la sortie du Roi et l’Oiseau en 1979 – même si la légende dit qu’il aurait eu le temps de finir son travail sur le film, à quelques jours près.
Dépasser Andersen
C’est qu’il aura fallu du travail aux deux hommes pour transposer le conte de Hans Christian Andersen. La différence est simple, et profonde : devant la possibilité de plonger vers la liberté, la bergère du conte est prise de vertige, et abandonne son idée. La bergère du film saute, quant à elle, allègrement le pas : littéralement. Pris au piège sur les toits de l’appartement privé du roi de Takicardie, au plus haut d’une ville gigantesque, ils n’hésitent pas un instant à sauter dans le vide avec une corde lâche comme seule sécurité. Chez Prévert comme chez Grimault, on n’est pas timide face à la liberté. Mais il ne s’agit plus vraiment de parler d’eux : le temps de la bergère et du ramoneur centre de l’intrigue a vécu – il est à présent temps de parler du roi, et de l’oiseau. L’oiseau, c’est l’absolu de l’amour qui unit les jeunes fugitifs, une figure de l’idéal le plus pur, tandis que le roi n’est que névrose et folie du pouvoir. À l’image de cette mégalomanie délirante, la ville-royaume de Takicardie est construite tout en hauteur, mélange inharmonieux d’influences et de références architecturales (on aperçoit ainsi le pont des soupirs), comme un symbole d’une tour d’ivoire permettant à un roi perclus d’ennui et de solitude de contempler l’entièreté de son royaume d’un seul coup d’œil. Le tout étant littéralement construit au-dessus d’un monde qui devient dès lors souterrain, évoquant autant les Enfers circulaires de Dante qu’une banlieue grise et éteinte, ou seul un musicien aveugle peut encore se permettre le luxe d’espérer, la grisaille quotidienne lui étant épargnée. Mais ce roi ennuyé et triste (dont le nom même du royaume, Takicardie, évoque une douleur au cœur), ce roi si nombriliste qu’il louche perpétuellement pour mieux se contempler, ce roi finalement plus pathétique que véritablement malfaisant, n’a qu’un temps : ici, il brise un miroir et, dans le même geste, sa propre image ; plus tard, celle-ci va sortir du tableau pour prendre sa place. L’orgueil et l’arrogance laissent place à un avatar bien plus terrible : la névrose, la folie du pouvoir.
Vies de papier
Tout aussi symboliques, la bergère et le ramoneur sortent également, comme le second roi, du cadre d’une peinture. Ils sont irréels par défaut : ce sont, au sens propre, des dessins animés. Comme ils sortent de leur peinture, ils sortent du conte et, ce faisant, gagnent leur liberté. À plusieurs reprises, on leur rappellera la règle des livres de contes de fées : « les rois épousent les bergères, c’est connu » – les rois, pas les « petits ramoneurs de rien du tout ». « Ce n’est pas tellement le réalisme que j’ai recherché, c’est la réalité des personnages », disait Paul Grimault : le réalisateur avait à cœur de confier les personnages de ses films aux animateurs qui pouvaient leur correspondre le mieux. Les deux amoureux sont donc confiés à celui de ses collaborateurs dont Grimault sait qu’il est parfaitement heureux en amour – nul autre ne saurait mieux les animer. D’essence réelle, les personnages restent cependant toujours une illusion : ainsi, lorsque le roi parcourt la ville basse aux commandes de son robot géant – une force mécanique objective – la lumière émanant de ses yeux capture les deux fugitifs. Et voici qu’ils ne sont plus qu’une ombre flageolante, projetée par rien. Tous ne sont, finalement, que chimères, incarnations évanescentes d’idées, d’espoirs et de folies. On pourra certes trouver, occasionnellement, au roi des airs d’Adolf Hitler – se souvenir, à ce sujet, de ses propos à la bergère, qui lui rappelle qu’elle a accepté de l’épouser en échange de la liberté du ramoneur et de l’oiseau : « mais ma chère, ils vont travailler. Et le travail rend libre. ». S’ils ne sont pas les seuls à avoir utilisé ce concept, on se souviendra pourtant que les nazis avaient affiché précisément ces mots, Arbeit macht frei, au frontispice du camp d’Auschwitz. Pourtant, ce symbolisme lourd semble ne pas être du tout en accord avec la personnalité artistique et politique de Grimault – tout au plus s’agit-il de rajouter à l’infamie du roi de Takicardie.
On aurait donc tort de réduire Le Roi et l’Oiseau à sa seule dimension d’allégorie libertaire – le film traitant avant tout de la différence ténue entre l’idéal et la folie. Dans la séquence finale, des pas s’éloignent du lieu atemporel, agéographique, de Takicardie, ne laissant comme épilogue que la dernière émanation de la folie – le robot laissé sans pilote – libérant d’un geste le dernier avatar de l’idéal – l’oisillon perpétuellement pris dans sa cage. Qu’on ne croie pas qu’il s’agisse d’une victoire de ce dernier sur le premier : ce n’est que la compréhension finale, après tant de luttes, d’une symbiose entre les deux, à laquelle on ne peut échapper.