Pour son troisième long métrage, Cécile Telerman adapte le roman éponyme de Katherine Pancol paru en 2006. Suite à son immense succès public (plus d’un million d’exemplaires vendus), on imagine aisément les attentes de la réalisatrice. Mais les turpitudes d’une bourgeoise à la dérive, ses liens délétères avec sa sœur ou encore son mariage apparemment idéal qui servaient d’ingrédients fades au roman, nécessitent une relecture singulière et un point de vue solide pour supporter la transposition cinématographique. Étonnamment, Les Yeux jaunes des crocodiles ne démérite pas face à cette fastidieuse tâche.
Iris (Emmanuelle Béart), la quarantaine flamboyante brille par son inactivité. Femme d’un avocat d’affaire (interprété par Patrick Bruel), elle remplit les journées en errant dans son magnifique deux cents mètres carrés, en déjeunant avec ses amies du même milieu social ou en transpirant dans un spa luxueux. La réalité frappe à sa porte ponctuellement quand sa sœur Joséphine (Julie Depardieu) vient dîner chez elle. Aux antipodes de la vie oisive d’Iris, le quotidien de Joséphine, chercheuse au CNRS (et pourtant fauchée, ce qui défie la logique et dessert le réalisme recherché par la réalisatrice), mère de deux filles, dont une adolescente ingérable (l’excellente Alice Isaaz), prend un tour dramatique quand son mari la quitte pour aller élever des crocodiles en Afrique. Seule sans argent elle accepte la proposition tordue de sa sœur : écrire un roman sur son sujet de prédilection, le XIIe siècle, encaisser l’argent et laisser la gloire et les feux de la rampe à Iris.
La propension à jouer les miroirs inversés (la riche/la pauvre, l’oisive/la bosseuse, la belle/la moche…) pose d’emblée le manichéisme comme moteur dramatique. Pour la subtilité, on repassera. Les flashbacks de l’enfance des deux frangines sont à l’avenant : une chérie, l’autre vilain petit canard. Mais si on accepte la construction en opposition trop facile et exacerbée, Les Yeux jaunes des crocodiles propose un portrait de femme désabusée relativement rare en France. Le personnage campé par Emmanuelle Béart, détestable par ses manigances, son absence totale de morale et sa course effrénée pour trouver un sens à son existence agace autant qu’il émeut. Mauvaise épouse, exécrable mère, sœur indigne, Iris accumule les pires défauts. Mais son égoïsme sans borne voisine avec une telle désespérance, un tel vide affectif qu’elle incarne sans en avoir l’air le mal du nouveau millénaire. Sa quête de notoriété, la peur d’être oubliée, sa volonté farouche mais diablement inefficace pour trouver une utilité dans un monde superficiel rappellent le jusqu’au-boutisme des bimbos de télé-réalité, broyées par un système qu’elles tentent d’intégrer. Le physique de l’actrice, sorte de métaphore involontaire des ravages d’une quête de jeunesse absurde, apparaît soudainement cohérent avec son rôle.
Si le film sauve la morale (la menteuse est démasquée), le gouffre abyssal qui s’ouvre devant Iris, désormais abandonnée de tous (retournement complet des situations des deux sœurs) fait froid dans le dos. À la manière d’une héroïne de Cassavetes, elle termine sa course à demi folle, dépressive et finalement ravagée par son propre désir inassouvi. Les Yeux jaunes des crocodiles prend des raccourcis narratifs, enfonce parfois des portes grandes ouvertes, peine à hisser sa mise en scène à la hauteur de son sujet (plans académiques qui ne collent pas à la psyché dérangée de l’héroïne, montage alternant passé et présent sans souligner les conséquences que l’un produit sur l’autre, musique décorative…) mais croque un portrait féminin tellement sans concession, qu’on en viendrait presque à le considérer comme un excellent drame sur la vacuité d’une vie.