76 000 tonnes de pesticides déversées chaque année sur notre pays, 100 000 enfants mourant annuellement de maladies causées par l’environnement, 70% des cancers liés à l’environnement et l’alimentation. Voici quelques-uns des chiffres sur lesquels se clôt le film-documentaire de Jean-Paul Jaud, Nos enfants nous accuseront. Dernière image : « … cultiver l’ensemble des terres arables du monde selon les préceptes de l’agriculture Bio, permettrait de nourrir l’humanité. » (sources : FAO). En ces temps de Grenelle de l’environnement, le film de J.-P. Jaud est d’actualité. Réquisitoire en faveur du bio, le film pousse un cri d’alarme convaincant, qui manque un peu d’ampleur, mais parvient à séduire le spectateur pour provoquer une prise de conscience, sans pour autant renoncer aux exigences « scientifiques » du genre du documentaire.
Le film s’ouvre avec panache sur un colloque tenu à l’Unesco en 2004, réunissant des sommités mondiales signataires de l’ « Appel de Paris » contre la pollution chimique, puis nous emmène dans le village de Barjac, au pied des Cévennes. Ici, en 2006, la municipalité a décidé d’introduire le bio dans la cantine scolaire. C’est cette aventure que Jean-Paul Jaud suit pendant un an, et qu’il retrace dans son documentaire, en l’entremêlant d’investigations menées auprès des divers acteurs locaux, enfants, parents, enseignants, agriculteurs, élus locaux, médecins, scientifiques, chercheurs, etc. Autant de voix qui s’unissent dans la dénonciation de la voie suivie aujourd’hui par notre agriculture : le film se clôt sur un chœur d’élèves chantant en faveur d’une prise de conscience de la tragédie qui se joue nos yeux et dont nos enfants sont et seront, fatalement, les victimes. À grands renforts de témoignages et de chiffres, le film cherche à convaincre de la nécessité d’un développement de l’agriculture biologique. Et force est d’avouer que le cri d’alerte poussé par le cinéaste et tous ses « collaborateurs » résonne avec force. L’agriculture actuelle empoisonne les hommes à coups de pesticides : les travaux scientifiques démontrent aujourd’hui la relation directe entre l’alimentation et de nombreux cas de cancers, des troubles neurologiques et autres. Le cinéaste écoute les objections en défaveur de l’agriculture bio (notamment la question du prix pour le consommateur), et va à la recherche de réponses, auprès de différents intervenants. Conséquences sanitaires et conséquences environnementales vont de paire, l’homme se détruit aujourd’hui autant qu’il détruit la nature qui le fait vivre. Jean-Paul Jaud va partout : il interroge les habitants du village aussi bien que les experts scientifiques, il observe les pratiques agricoles aussi bien que les étiquettes sur les goûters des enfants, il nous emmène à l’Unesco et nous plonge dans cette expérience vécue avec enthousiasme par les enfants de Barjac.
Le cinéaste a raison, « on ne reçoit pas un film documentaire au cinéma comme à la télévision » : la salle de cinéma, lieu de solitude et de partage, met chacun face à ses responsabilités en même temps qu’elle tisse des liens entre les spectateurs. Changer son mode de consommation est un acte individuel porteur de responsabilité collective : agir à notre niveau, pour ne pas que nos enfants nous accusent. C’est aussi et surtout par la beauté des images que le grand écran nous interpelle : force subliminale de la photographie, qui fait naître de cette nature resplendissante un désir d’alimentation saine, respectueuse de l’environnement… et des hommes. Gros plans sur les fruits du marché, panoramiques majestueux sur les champs de lavande, de coquelicot ou de tournesols, plans d’ensemble sacralisant des pêchers en fleur. Les couleurs luxuriantes semblent presque diffuser de suaves odeurs de fleurs et de fruits. La caméra s’arrête et prend son temps, restitue le rythme de la nature. Le tournage s’est étalé sur une année entière, et cette temporalité longue imprime le mouvement du film : les graines que les enfants de l’école ont plantées dans leur petit jardin scolaire ont donné à la fin du film des fruits et des légumes qu’ils dégustent avec un émerveillement réjouissant. La temporalité est cyclique aussi, celle des saisons, celle de l’alternance du soleil et de la lune, celle de la naissance et de la mort. L’homme est partie prenante de la nature : une très belle scène nous le rappelle, qui fait coïncider l’aube et la naissance d’un enfant. C’est en cela que réside la principale force de ce film-documentaire : il ne fait pas que démontrer, il commence déjà à restituer un lien qui menace de se perdre, celui qui gouverne l’harmonie entre l’homme et la nature.
Didactique, démonstratif, le film recourt aux formules choc des étiquettes brusquement projetées à l’écran, détaillant les composants des repas pernicieux consommés par les enfants à la cantine ; il enchaîne sans transition les témoignages des parents victimes, les explications des spécialistes scientifiques, les débats des élus, les conférences internationales. Une forme de matraquage, certes, mais qui a le mérite, par la rigueur des sources avancées et des recherches effectuées, de convaincre plus que de chercher à persuader. Le film est une dénonciation en bonne et due forme : il est normal qu’il se donne les moyens d’atteindre son but. En revanche, on reste sceptique et gêné par la mise en scène des récits tragiques des parents d’enfants victimes des modes de production actuels. Non pas qu’il faille reléguer les larmes dans le hors-champ : un film qui veut nous faire ouvrir les yeux ne peut refermer son objectif face à la souffrance causée par ce qu’il dénonce. Mais la caméra s’attarde un peu trop, et de trop près : ce n’est pas du voyeurisme que l’on dénonce ici, mais une volonté d’émouvoir qui flatte peut-être les instincts voyeuristes et compassionnels des spectateurs. C’était inutile. Le documentaire est peut-être un des genres les plus difficiles à réaliser, car il suppose une attitude éthique irréprochable, là où justement, la force de la volonté dénonciatrice du réalisateur, louable et nécessaire, peut le faire sortir de ses garde-fous. Le film parvient néanmoins le plus souvent à dramatiser son propos, sa mise en scène, son montage, sans tomber dans la démonstration de mauvaise foi. La musique de Gabriel Yared (qui signa sa première partition pour le cinéma pour Sauve qui peut (la vie), de Godard) intensifie le propos, dramatise, poétise, émeut aussi, comme une voix supplémentaire. Elle est, somme toute, en accord avec le style du réalisateur.
Nos enfants nous accuseront utilise toutes les ressources du grand écran et de la salle obscure pour semer dans le cœur du spectateur les graines d’une prise de conscience nécessaire et salutaire. On regrette néanmoins que malgré la diversité des sources interrogées, il en reste au niveau local pour ce qui concerne les actions envisageables. Certes le film a d’abord pour but de montrer que c’est avant tout à chacun de changer son mode de consommation pour que les choses évoluent aux niveaux supérieurs. Mais ce n’est qu’au détour d’une phrase qu’il est fait allusion aux lobbys puissants venant bloquer le processus au niveau européen, ce n’est que brièvement qu’est évoquée une réforme possible de la Politique Agricole Commune. Au bout du compte, le spectateur ressort convaincu que chacun doit prendre ses responsabilités, mais l’on se dit aussi que non, la solution n’est pas que entre nos mains, et l’on aimerait en savoir un peu plus sur l’état réel des choses au niveau national, européen et international. En un temps où les organes de décisions semblent justement s’intéresser à la question, un petit tour dans les coulisses des grands organes décisionnaires serait peut-être le bienvenu aussi. Là-dessus, Jean-Paul Jaud en reste à la surface, et c’est un peu dommage.