Im Kwon-taek nous offre à nouveau avec ce film, une réflexion sensible sur l’art et la complexité des relations humaines. L’idée de ce drame lui est venue en lisant le roman de Yi Chong-jun, son scénariste, The Wanderer of Seonhak-Dong, alors qu’il travaillait sur La Chanteuse de pansori, qui obtint un succès sans précédent en Corée. Quinze ans plus tard, il fait appel à la même actrice, Oh Jung-hae, qui incarne de nouveau avec une grande justesse le personnage de Song-hwa.
Souvenir est le centième film du réalisateur coréen, qui ne s’enorgueillit guère de cette production prolifique. Le début de sa carrière voit naître en effet de nombreux films de série B. Ce n’est que plus tardivement vers les années 1970 qu’il commence à réaliser des œuvres plus personnelles. Cet autodidacte semble être venu au septième art par un heureux hasard. L’usine de recyclage de bottes américaines pour laquelle il travaillait s’est reconvertie en industrie du cinéma. Employé comme assistant, il gravit rapidement les échelons pour devenir enfin réalisateur.
Un chanteur de pansori qui souffre de ne pas avoir connu la notoriété, enseigne le chant à sa fille Song-hwa et le puk (tambour double traditionnel) à son beau-fils Dong-ho, interprété par l’excellent Jo Jae-hyun, musicien émérite. Excédé par la sévérité de son maître et sa condition misérable, ce dernier les abandonne, malgré les sentiments qu’il éprouve secrètement pour sa demi-sœur. Il intègre bientôt une troupe de musiciens itinérants et fonde une famille. Bien des années plus tard, il rencontre une connaissance dans une taverne d’un village, qui l’informe de la mort de son père. Dong-ho décide alors de partir à la recherche de sa sœur tout en se remémorant son passé.
Le réalisateur met en scène dans ce film la même trame narrative que celle de La Chanteuse de pansori tout en développant cette fois ci-la complexité des relations entre les deux jeunes gens. Le récit se focalise donc sur cet amour platonique. Le personnage du père n’est plus au centre de ce drame. Dong-ho part en quête d’un temps révolu. Rongé par le remords et l’absence, il tente de retrouver l’être aimé. Leurs destins se croiseront sans pourtant jamais se retrouver, scellant une impossible union. Song-hwa porte l’alliance confectionnée par Dong-ho, symbole de leur amour, mais ne verbalise à aucun moment son affection. Les non-dits jalonnent le cours de ces existences fragiles. Im Kwon-taek peint ainsi habilement la complexité des sentiments amoureux au travers de nombreuses réminiscences.
Le passé et le présent s’entremêlent dans ce film cousu de flash-backs aux couleurs crépusculaires. Le titre Beyond the Years – « au-delà des années » – induit une reconstruction imaginaire. Grâce à la mémoire, Dong-ho recrée un temps fictif révolu peuplé des fantômes du passé. Dans la scène finale, on voit la rivière reprendre son aspect original alors que la digue qui meurtrissait le paysage a disparu.
Im collabore avec le directeur de la photographie Jung Il-sung, depuis la fin des années 1970. Chaque image se doit selon lui d’exprimer une émotion propre en relation avec l’état d’âme des personnages. On perçoit les lieux à travers le regard du protagoniste. Les paysages semblent teintés par ses sentiments. Le cinéaste demande au spectateur d’adopter une attitude contemplative. Le temps s’étire. Les décors sont d’une extrême délicatesse, chaque détail semble avoir été très soigneusement étudié pour construire une « musique visuelle » en écho au pansori, ce chant traditionnel coréen. L’image très savamment composée possède son rythme propre. Lignes et couleurs se répondent. La musique exprime ce que ne peut pas révéler l’image et vice-versa.
Im Kwon-taek, en défenseur de la culture de son pays, nous propose de découvrir cet art, que l’on peut comparer à une sorte d’opéra composé d’un chanteur au timbre de voix étonnamment rauque accompagné d’un joueur de tambour. Il s’agit pour le réalisateur de valoriser cette discipline pour éviter de la faire sombrer dans l’oubli.
Les scènes de chant sont extrêmement saisissantes notamment grâce au professionnalisme des acteurs, tous deux musiciens de haut niveau. La musique est réellement habitée par leur gestuelle. Par les gros plans sur le visage de la chanteuse, sa gorge et ses lèvres qui se meuvent, il met en scène le corps comme instrument de musique. On a l’impression de sentir le souffle de l’interprète, pour qui cet art est vital.
Il est cependant très difficile pour le néophyte de percer l’essence même de cette musique. Ce film a le mérite néanmoins de nous faire redécouvrir ‑comme le proposait déjà La Chanteuse de pansori ou Le Chant de la fidèle Chunyang – cet art méconnu en Occident. Il est un très bel hommage, une ode, à la culture coréenne et plus généralement à la tradition.
L’esthétique classique d’Im Kwon-taek se différencie de celle de la jeune génération coréenne. On peut ainsi regretter le manque d’audace formelle du cinéaste. Les gros plans excessifs sur les larmes perlant aux coins des yeux ajoutent à ce drame une certaine mièvrerie quelque peu artificielle exacerbée par les nappes des cordes plaintives. Par ailleurs, le regard porté sur les femmes peut sembler à certains égards rétrograde. Les deux personnages féminins sont incapables de vivre sans la tutelle d’un homme. Song-hwa vertueuse consacre sa vie à son art. Elle accepte résignée sa cécité et ne semble à aucun moment en vouloir à son père qui l’a rendu aveugle pour qu’elle puisse pleinement se concentrer sur son chant. À la mort de celui-ci, elle trouve la protection d’un autre homme avec lequel elle se marie. Délaissée par son compagnon, l’épouse de Dong-ho sombre dans une profonde déchéance entraînée par les jeux et l’alcool. L’abandon de son mari et la perte de leur enfant la feront définitivement basculer dans la folie. Ce récit livre le destin tragique de personnages meurtris par la vie de façon parfois presque caricaturale, ce qui instaure une certaine distance entre eux et le spectateur. Ainsi une conception un peu désuète de l’artiste maudit, rongé par la mélancolie, est esquissée.
S’arrêter à cette lecture littérale serait cependant une erreur. Dans les films d’Im, la femme est souvent la métaphore de ce pays opprimé. Mettre en scène ces tragiques destins féminins est une manière pour lui de parler de façon détournée de la Corée divisée en deux et soumise naguère à l’oppression de l’occupant japonais puis américain. Il est nécessaire pour le réalisateur de valoriser l’identité de ce pays et ses formes artistiques avant qu’elles ne se fassent ensevelir par la mondialisation. La femme de Dong-ho, plus émancipée, vêtue à l’occidentale est précipitée dans la folie à cause de cette modernité menaçante. Le décès de son fils rend toute transmission de son art impossible. Le constat du réalisateur est amer. La maison sans seuil, construite par Dong-ho pour sa sœur, enclave protégée restera inhabitée. L’évocation récurrente de la grue, symbole de longévité et aujourd’hui de paix universelle, est pourtant porteuse d’espérance. La paix ne peut venir que de l’acceptation réciproque de l’identité de chaque peuple.
Ce film, d’une grande poésie est un acte de résistance. Il est également une réponse pertinente à la question des moyens à mettre en œuvre pour transmettre l’héritage culturel.