Cinéaste inconnu chez nous, le Taïwanais Chang Tso-chi signe pourtant avec Un été à Quchi son neuvième film, le premier à être distribué en France : une œuvre en apparence si discrète qu’elle pourrait hélas facilement passer inaperçu. Chronique d’un été dans la vie d’un tout jeune garçon, le film évoque d’emblée le cinéma d’Edward Yang ou Hou Hsiao-Hsien, dont Chang Tso-chi fut l’assistant réalisateur, et auquel il rend directement hommage ici : Un été à Quchi rappelle, tant sur le fond que sur la forme, Un été chez grand-père, sorti en 1984. À l’instar de son mentor, Chang Tso-chi verse plus dans l’étude impressionniste du quotidien de personnages ordinaires que dans le drame lyrique et le mélo épique. Si le film finit pourtant bien par bouleverser, c’est par sa minutie et son exceptionnel sens du détail, qui enveloppent le spectateur et l’invitent à rejoindre l’intimité de ses héros très discrets, sans manières, avec un minimum d’effets.
À la fin du semestre scolaire, le jeune Bao est envoyé passer quelques jours à la campagne chez son grand-père paternel. Ses parents sont en pleine séparation, sa petite sœur lui tape sur le système et l’école l’inspire relativement peu : Bao, surnommé « Bear » par ses amis, est un pré-ado dans toute sa splendeur, boudeur et taciturne, plus intéressé par la télé et sa tablette numérique que par les (magnifiques) décors environnants. Envoyé à l’école du coin qui donne des cours d’été et fait office de centre-aéré, Bao se fait rapidement de nouveaux copains et découvre une nouvelle vie. Mais le quotidien et ses turpitudes, quelquefois superficielles, d’autres fois plus graves, vont lui réserver quelques surprises.
Les contraires
Un été à Quchi est un récit d’apprentissage en apparence très classique, qui repose sur les habituels schémas de confrontation des contraires : gosses des villes/gamins des champs, parents agités/grand-père zen, isolement et solitude de l’urbain/ouverture et solidarité des campagnes. Sur le papier, cette dichotomie peut sembler rédhibitoire mais Chang Tso-chi procède avec finesse, laissant le soin à ses personnages de se déployer doucement mais sûrement. En observant son jeune héros, au visage las et interrogateur, s’ouvrir et s’intéresser à ce(ux) qui l’entoure(nt), le cinéaste nous guide avec la patience et la curiosité d’un documentariste dans les ruelles et les arrière-cours de son petit village, à la fois confiant du caractère universel de son sujet et libéré par la force évocatrice de la fiction. Le merveilleux et le sombre se succèdent sans mièvrerie ni complaisance : preuve, s’il en est, que l’évocation d’un rapprochement avec la nature et l’échange avec des aïeuls plein de sagesse peut aboutir à une forme de poésie dont l’évidente sensibilité est à mille lieux de la nostalgie rance des bluettes de Jean Becker, pour prendre l’exemple le plus proche de nous.
Sur le fil
Chang Tso-chi n’élude rien, pas même l’humiliation et la cruauté, mais parvient à maintenir une distance idéale entre le spectateur, ses personnages et les situations auxquelles ils sont confrontés. L’équilibre parfait entre la quiétude de ses plans larges et fixes et l’énergie souvent brouillonne de sa bande de gosses y est pour beaucoup. De même que les échanges entre Bao et son grand-père, souvent savoureux, ne nécessitent pas de surjouer l’apprivoisement factice propice à ce genre de gimmick scénaristique pour que l’on comprenne à quel point l’influence de l’aîné sur le petit garçon est en train de le transformer à jamais. Le regard si attachant du jeune comédien (extraordinaire) et la pudeur qui accompagne certaines scènes réellement déchirantes dans le derniers tiers du film forment une sorte d’épiphanie : on pense alors beaucoup à Edward Yang et son sens aigu de la beauté des choses les plus éphémères, les moins perceptibles. Et l’on se dit qu’il serait peut-être temps de découvrir les huit précédents long métrages de Chang Tso-chi, dont l’irruption soudaine dans nos vies de cinéphiles est une bien belle nouvelle.