Homme à tout faire de la MGM, Richard Thorpe a à son actif une filmographie abondante, éclectique… et, semble-t-il, très inégale. Si quelques titres ont vaguement marqué la mémoire collective (Ivanhoé, Le Prisonnier de Zenda…), la plupart de ses œuvres sont aujourd’hui invisibles. Heureuse initiative que celle de sortir cette Main noire de l’oubli : non seulement il s’agit d’un film noir prenant et d’excellente tenue, mais cette incursion dans l’univers de la Mafia (bien avant que le cinéma ne se découvre une passion pour le « Milieu ») témoigne d’une vision étonnamment lucide du crime organisé. Plus qu’une curiosité, La Main noire est une belle surprise.
Au début du XXe siècle, dans le quartier italo-américain de New York, le père du jeune Johnny Columbo est assassiné par la Main Noire, une puissante organisation mafieuse contre laquelle il avait décidé de témoigner. Sur le conseil de Louis Lorelli, policier intègre et ami de la famille, Johnny se réfugie en Italie avec sa mère. Quelques années plus tard, devenu adulte, il revient, bien décidé à retrouver les meurtriers de son père. Hélas, les pistes sont peu nombreuses…
On pense ainsi assister à une histoire de vengeance, mais le film se révèle plus tortueux. Johnny est déterminé, mais ce n’est pas un assassin ; surtout, il se heurte à la difficulté de combattre une organisation à la fois omniprésente et sans visage, protégée par la peur qu’elle inspire et le secret dont elle sait s’entourer. Le seul témoin du meurtre de son père est lui-même froidement abattu avant d’avoir pu parler. Le récit est imprévisible, inattendu et file à toute allure : d’une scène à l’autre, le héros quitte l’Amérique, y revient dix ans plus tard pour se venger, puis se résout à créer une ligue contre le crime, se fait passer à tabac, se lance dans une carrière d’avocat, etc.
En plus de son scénario constamment surprenant, La Main noire présente de belles qualités formelles. L’action est essentiellement nocturne, et la plupart des plans baignent dans un noir intense et faiblement contrasté. Les conditions de vie difficiles des habitants du quartier sont montrées sous un jour étonnamment réaliste (pour un film de studio !). Au diapason de son discours, le film est ainsi extrêmement sombre – dans tous les sens du terme. La mise en scène est d’ailleurs nettement influencée par l’expressionnisme, notamment dans les scènes de filature : la poursuite dans Naples, avec ses constants jeux d’ombre, est à ce titre marquante, et témoigne à elle seule de l’habileté de Thorpe. Enfin, une bonne partie de la réussite du film repose sur ses interprètes, à commencer par Gene Kelly, qui abandonne ses entrechats pour endosser un rôle plus dramatique qu’à l’accoutumée, sans rien perdre de sa grâce féline. Descendant d’Irlandais, il se révèle étonnamment convaincant en fils d’Italien.
Le film témoigne en fait d’une belle attention portée aux Italo-Américains – à leur culture, à leur langue, et même à leurs chants. Il n’hésite pas à évoquer l’ingratitude de l’Amérique envers ces immigrants, qu’elle fait venir pour creuser le métro new-yorkais, mais à qui elle n’apporte en retour ni éducation ni protection (un discours généreux qui peut éveiller des échos à d’autres époques et dans d’autres contextes). La Main noire se présente comme un hommage ouvert à cette communauté : un panneau inaugural tient ainsi à distinguer les travailleurs intègres venus d’Italie des criminels mafieux dont ils furent les premières victimes… En ce sens, son discours peut presque paraître un rien angélique aux yeux du spectateur d’aujourd’hui, qui sait que le crime organisé ne se maintient pas dans une sphère étanche et séparée du reste de la société sur laquelle il prospère, et qu’il est peu probable que les honnêtes gens puissent tout ignorer des brutes qui les rackettent.
Mais là encore, le film se révèle plus complexe que ce que ses bonnes intentions laissaient supposer. Par exemple, au cours de son enquête, Johnny est amené à croiser Riago, un personnage secondaire très atypique pour un film noir. Commerçant débonnaire aux abords sympathiques, il n’a rien d’un homme de main ou d’un génie du mal, mais s’apparente plutôt à un homme d’affaires raisonnable et même compatissant, bien ennuyé de devoir punir l’imprudent fouineur. De même, le scénario fait mine de stigmatiser la lâcheté de ceux qui acceptent de se faire rançonner sans réagir, mais le héros lui-même finit par reconnaître son incapacité à démanteler une organisation puissante aux méthodes expéditives. Avant de finalement triompher de la Main noire, Johnny va subir échec sur échec : il doit abandonner l’idée de se faire justice lui-même (la vendetta), et il constate l’inefficacité de la police et de la justice, et même de la démocratie (l’intimidation physique suffisant à dissuader les citoyens de se constituer en ligue). « Je pensais être différent des autres ; maintenant, je sais » finira par reconnaître Johnny, plein d’amertume, quand les truands trouveront le moyen de le faire plier.
Bien avant Sur les quais auquel on pense parfois, La Main noire apporte ainsi une lecture passablement désenchantée des éternels mythes américains (l’individu face à la communauté, le droit contre la loi du plus fort…), en mettant en lumière l’impuissance de l’honnête homme et sa solitude face au mal proliférant et triomphant – quitte a écorner la figure du héros sans peur et sans reproche. Bien sûr, le happy end de rigueur viendra rassurer le spectateur sur la capacité du bien à triompher du mal, mais (quoique bien amené) il ne sera dû qu’à une série d’heureux concours de circonstances, et apparaîtra plutôt comme une concession narrative que comme une conclusion logique. Et combien de morts aura-t-il fallu pour qu’enfin la justice triomphe ?
Grâce à sa mise en scène audacieuse et au pessimisme d’un récit complexe qui fait mine de respecter les codes du film hollywoodien pour mieux discrètement les subvertir, La Main noire apparaît aujourd’hui comme plus moderne que ces films des années 1970 et 1980 qui, sous couvert de fresques shakespeariennes, dressaient un portrait séduisant et finalement assez complaisant de la Mafia. Rien que pour son statut de chaînon manquant, le film mérite d’être redécouvert et de trouver la place qui lui revient dans la longue histoire de la représentation du crime organisé au cinéma.