Léa se situe entre deux horizons caractéristiques du cinéma français actuel : le social et le sexe. Rien que le résumé de son scénario le prouve : Léa est une jeune femme qui, pour pouvoir poursuivre ses hautes études à Paris et subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa vielle grand-mère dont elle a la responsabilité, troque sa tenue civile du jour contre rien le soir, puisqu’en guise de job d’étudiant elle fait des strip-teases dans un night-club. Mais ce qu’elle amasse en pognon, elle le perd en heures de sommeil, et avec le sommeil c’est aussi un peu les pédales qu’elle va perdre. Bref, comment concilier rigueur estudiantine et boulot frivole ? Droiture sociale et tabou moral ? Cul et chemise ? Cet enjeu, on le voit bien, est un peu artificiel, la réponse du film est d’ailleurs sans appel : tout cela est inconciliable, à la fin Léa laissera tout tomber, études diurnes et effeuillages nocturnes, pour partir au loin, sans qu’on sache bien, ni nous ni elle, où, tandis que l’océan Atlantique à l’arrière-plan continue d’envoyer des vagues se briser sur la rive – vous voyez le genre… Alors, aux questions que pose le récit – comment une prolo peut-elle intégrer un milieu éminemment bourgeois (Sciences-Po) quand sa condition même lui en restreint l’accès (travailler au lieu d’étudier correctement) ? jusqu’à quel point la nécessité sociale peut-elle pousser à l’immoralité ? la pulsion exhibitionniste finit-elle par aliéner notre comportement vis-à-vis de l’autre ? – le film ne répond jamais vraiment et préfère se défiler avec des pirouettes comme cette fin décrite plus haut.
Du coup, rien n’est vraiment traité dans Léa. Par exemple du strip-tease, cette intermédiaire entre la pornographie et la prostitution, il ne subsiste ici que quelques scènes éclairées en rouge et cadrées à l’épaule qui ne servent que de ponctuations sulfureuses à un récit aux couleurs plutôt naturalistes et ternes, soit pas grand-chose. Les auteurs, Bruno Rolland dont c’est le premier long-métrage, et Anne Azoulay qui interprète rien moins que le rôle de Léa et qui a co-écrit le scénario, ont préféré se focaliser sur l’héroïne dont ils ont cru malin de faire un personnage atypique, qui ne correspond pas vraiment aux catégories socio-professionnelles auxquelles elle appartient pourtant. Elle est prolo, certes, mais elle est en fait issue d’un milieu plus aisé qu’on ne le croyait, son père avec qui elle est brouillée étant une figure politique importante de Haute-Normandie. Elle est strip-teaseuse, oui, mais elle ne s’avilit pas autant que ses consœurs qui, elles, ne semblent pas réfractaires à céder de temps en temps aux sirènes de la prostitution. Elle fréquente les bancs de Sciences-Po, en effet, mais elle perçoit bien l’hypocrisie de classe et la condescendance de son professeur dont elle refuse le discours, elle lui mettra même un coup de boule pour la peine. Léa est donc singulière, ce qui signifie ici qu’elle vaut plus que les autres. Ses airs renfrognés et antipathiques, ses crises d’hystéries sont là pour donner l’ambivalence qui rend un personnage scénaristiquement épais. Mais dans le fond, ce qui compte, c’est qu’elle est moins amorale que les autres strip-teaseuses, plus intelligente et apte à faire des grandes études qu’une autre jeune fille de même condition, moins superficielle et bourgeoise que ses camarades de promotion.
Rolland ne donne pas vraiment le change. Les quelques autres personnages qui tentent d’exister à l’écran ne pesant pas bien lourd (Elmosnino en barman à la cool et cunnilingueur doué, Ginette Garcin dont c’est le dernier rôle en mamie gâteuse ou Thibault de Montalembert en professeur arrogant et cynique…). Léa est de toutes les scènes, presque tous les plans, toujours au centre de l’image. Ce qui trahit le film, c’est sa structure épisodique. Les scènes s’enchainent comme autant de chapitres mettant en scène Léa/Anne Azoulay dans une nouvelle situation qui évoque ces vieux albums pour fillettes niaises du genre Martine à la plage : Léa fait le ménage, Léa révise ses cours à 4h du mat, Léa tartine les bras de sa grand-mère avec du Dexeryl Crème, Léa agite son popotin sous le nez d’un client etc… Pourquoi ce sentiment, qu’on ne trouve pas du tout par exemple devant Mouchette, film tout aussi centré sur son héroïne ? Pour la simple raison qu’en dehors de chacune de ces scènes, qu’entre chaque épisode de « Léa fait ceci ou cela », rien n’intéresse Rolland, rien à ses yeux n’existe. Le hors-champ du film est nul. Tout est à l’écran. Ou du moins tout ce pour quoi le film a en réalité été conçu, à savoir le catalogue des possibilités de jeu de la comédienne Anne Azoulay dont Léa finit par n’être que la bande-démo. Et pour qu’un comédien puisse faire état de l’étendue de son talent, quoi de mieux qu’un personnage aussi versatile que Léa ? À la fois sensuelle et frigide, affectueuse et colérique, rebelle et fragile etc… Un personnage tampon, d’apparence plus complexe que les autres afin que rien ne vienne interférer pendant le film dans la performance de l’actrice. Mauvaise nouvelle pour Rolland et Azoulay : une démonstration de talent n’a jamais eu grand intérêt au cinéma. Le sacrifice du personnage sur l’autel de la démonstration, sa destinée filmique de faire-valoir de l’interprète sont les conséquences direct des aspirations biaisées et douteuses d’un cinéma français qui, sous couvert de s’intéresser aux autres, ne se préoccupe en fin de compte que de lui-même.