La guerre d’Algérie a longtemps été surnommée « la guerre sans nom ». Sans nom, parce que les gouvernements français ont successivement refusé de lui reconnaître officiellement celui de « guerre », préférant parler d’« opérations » ou d’« événements » en Afrique du Nord. Parler de guerre, c’eut été reconnaître au Front de Libération Nationale, par sa qualité de belligérant, une légitimité hors de l’État français que ce dernier ne pouvait se résoudre à lui accorder. Si la loi du 18 octobre 1999 a enfin comblé cette lacune, cette guerre demeure très factuelle, faite de chiffres, de dates, d’événements et d’analyses politiques. mais de peu d’humain : pour Nassima Guessoum, jeune réalisatrice franco-algérienne, elle demeure encore une guerre sans visage. C’est donc un visage qu’elle a choisi de lui donner pour son premier long-métrage documentaire, choisi parmi les dizaines de milliers de moudjahidine de l’indépendance algérienne, et plus précisément parmi 10949 femmes.
Une guerre avec un nom
Ce chiffre désigne le nombre, plus ou moins officiel, des combattantes de la guerre d’Algérie recensées comme telles par l’Organisation Nationale des Moudjahidine. Un chiffre qui lève le voile sur les plus invisibles des invisibles que furent ces anonymes à l’ombre du sigle du FLN : les moudjahidate. Derrière l’image archétypale de la guerrière, érigée en héroïne de la révolution côté algérien, ou en incarnation barbare côté français, 10949 femmes ont combattu pour la libération de l’Algérie, auxquelles le cinéma s’est rarement intéressé – on pense aux quelques femmes parmi les rebelles de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) ou à Djamilah de Youssef Chahine (1958), consacré à Djamila Bouhired, figure historique de la lutte anticoloniale. Mais le film de Guessoum ne prend en aucun cas une orientation pédagogique visant à réécrire une histoire genrée du conflit algérien. S’il comble les carences des manuels d’histoire et réhabilite une « herstory », c’est justement par une méthodologie à l’encontre des discours académiques et politiques : un film sobre et intimiste centrée sur un nom et un visage, ceux de Nassima Hablal.
Nassima Hablal travaillait comme secrétaire au gouvernement général, menant en parallèle une vie de militante au sein du PPA, Parti du Peuple Algérien, avant de s’engager au FLN en 1954, distribuant des tracts qu’elle imprimait chez elle. À côté des femmes aux actions plus spectaculaires, elle participe à la résistance par de plus menus actes, souvent méconnus, sans lesquels la lutte n’aurait pu se consolider. Arrêtée, torturée par les paras de Massu, condamnée à cinq ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’État, emprisonnée en France, elle revient à Alger après l’indépendance, où la réalisatrice est venue la rencontrer régulièrement durant près de sept ans, entre 2006 et 2013, pour instaurer une relation de confiance et recueillir un témoignage précieux et salutaire. La voix off utilisée avec parcimonie et l’économie des documents d’archives laissent place à la parole de Nassima, à ses propres mots pour raconter sa propre histoire. Le dispositif rudimentaire demeure au plus près de cette octogénaire attachante et coquette, le plus souvent filmée dans sa maison et ses alentours affectionnés, restituant des conversations sur un ton badin.
Une guerre avec des mots
Tour à tour ironique et gouailleuse, Nassima partage ses souvenirs de combattante, ses chansons ou ses recettes de cuisine avec la cinéaste qui dessine là un portrait de femme modeste et puissant. Militante, révolutionnaire, héroïne, jeune fille, épouse, mère, veille dame un peu dure d’oreille, Nassima est tout cela à la fois, que l’humilité du film parvient à restituer par la seule puissance des mots. Nous sommes un peu comme Nelly Forget, son ancienne camarade de geôle rencontrée à Paris, racontant à Guessoum comment Hablal lui avait fait visiter Fez depuis leur cellule, en lui racontant la ville. La réalisatrice accompagnera également Nassima chez son amie Baya, personnage haut en couleurs, ancienne militante témoignant des viols et de la torture sans que le film ne cède au pathos. 10949 Femmes trouve le ton juste entre l’Histoire et l’histoire, la légèreté et le tragique, parvenant, au-delà de l’affirmation de l’identité algérienne, à nourrir une interrogation universelle sur la liberté, la résistance à l’oppression, la force des convictions et de l’engagement.
Après la mort de son fils unique Youcef durant le tournage, la seconde partie du film change de ton, prenant une tournure plus triste. L’événement, douloureux, la pousse à partager à son tour le récit des tortures jusqu’alors passées sous silence. Mais il y a des mots trop douloureux pour être prononcés et c’est Guessoum qui en lit off le récit rédigé hors champ par Nassima. Le film, là encore, adopte des parti pris efficaces pour mettre en scène les mots, leur puissance comme leur douleur. Il le fera jusqu’à la fin, dans la très belle dernière scène où, après sa mort, en 2013 – qui n’eut pas les honneurs de funérailles officielles – les mots et la voix de Nassima continuent d’exister sur les images de sa maison vide. 10949 Femmes est un film sur la mémoire et la transmission, sur l’Histoire, sur une histoire. Et il en reste 10948, au moins.