Royston Tan, c’est avant tout la réputation très sulfureuse de 15, un film de révolte adolescente tourné avec des vrais gosses de rue de Singapour. La surprise que réserve le mélancolique 4:30, son second long métrage et le premier sorti en France, rappelle avant tout que ce boulimique de la caméra a déjà tourné un bon nombre de courts métrage. Si les ados de 15 étaient aux prises avec les angoisses de leur âge, 4:30 dépeint une société saturée de peurs et de désirs tout aussi terribles.
Zhang Xiao Wu est un jeune garçon de Singapour, qui doit définir son existence entre des parents absents, un appartement vide et un rapport très difficile à l’école. Sa mère, partie à l’étranger, ne communique que par d’épisodiques coups de téléphone, tandis que son père n’est jamais évoqué. L’existence solitaire et monotone du jeune garçon change soudainement, lorsque Jung, un jeune adulte coréen, emménage dans le même appartement. Maladroitement, alors qu’ils ne parlent pas la même langue, le jeune garçon tente de lier connaissance.
En se plaçant du point de vue exclusif de son jeune protagoniste, 4:30 adopte dès le début un registre fantasmatique. Livré à lui-même, Xiao Wu va tenter d’approcher le monde des adultes – son colocataire, donc, mais aussi le monde de l’école, assimilé à la société en général – par le biais de fantaisies proprement enfantines. Dans aucun des deux cas, ses tentatives de conciliations avec un monde qu’il sent le rejeter ne seront menées à bien. Bien sûr, la société normale des adultes et de l’école ne saurait accepter les extravagances auxquelles il se livre, mais c’est également vrai pour le silencieux Jung. Si Xiao Wu reste un enfant, avec toutes ses angoisses liées au passage à l’âge adulte, Jung semble quant à lui avoir refusé ce passage, et persister dans une spirale autodestructrice. Partagé entre un refus immature du monde, et de ce que Xiao Wu pourrait représenter comme responsabilité, et une haine de soi venue de son désir de s’intégrer, il multiplie les dérisoires tentatives de suicide.
Xiao Wu joue beaucoup, met en scène ses tentatives d’approche avec une touchante innocence, mais c’est également vrai de Jung, dont les velléités suicidaires ne semblent guère crédibles, et se terminent toujours avec un côté graphiquement comique. Isolés du monde, avec le spectateur, dans leur appartement dépouillé, les deux hommes-enfants construisent sous le regard d’un spectateur un théâtre : ils semblent jouer leurs personnages qu’ils pensent devoir créer, face à société, comme à l’autre, ce qui revient finalement au même. Évidemment, Xiao Wu finit par fantasmer Jung comme étant son père – et le décrit lors d’une très émouvante scène dans sa rédaction scolaire sous les quolibets moqueurs de ses camarades : « je le connais à peine…»
L’un et l’autre des personnages n’existent réellement que dans le regard-miroir de l’autre personne présente. Cette vertigineuse mise en abyme du spectateur suppose une ambition certaine, qui est servie par une mise en scène dépouillée, mais loin d’être génératrice d’ennui. Elle est au contraire, au diapason de l’appartement comme du quotidien des deux personnages, ce que semblent nécessiter leurs digressions fantasmées. La caméra semble hanter doucement les lieux, partager le sort des ombres nocturnes qui peuplent l’appartement aux alentours de 4h30 du matin, heure traditionnelle des « forfaits » de Xiao Wu. Xiao Li Yuan, qui interprète Xiao Wu, est remarquable et surprenant, doté d’un regard d’une innocence étonnamment intense, qui rend crédible ce Peter Pan asiatique qui s’ingénie à créer le merveilleux et l’inattendu où n’existe qu’une réalité des plus fades. C’est véritablement sur lui seul que repose toute la crédibilité du propos, et il s’en sort d’autant mieux qu’il est rare de trouver des acteurs d’un tel sérieux à son âge.
4:30 traite certainement du conflit intergénérationnel et de l’incommunicabilité entre les âges, comme l’a fait avant lui 15. Mais le nouveau film de Royston Tan ne s’inscrit pas seulement dans une description simple des rapports entre les êtres : c’est avant tout un récit de l’abandon de l’humain par la ville, devenue une entité dont les habitants « intégrés » ne fonctionnent plus qu’en simple partie d’un tout. C’est ce conglomérat d’individus sans individualité que fuit Xiao Wu, rêvant d’un monde attentif. Il renouvelle les angoisses de l’enfance, y joint celles de l’adulte qu’il est déjà forcé d’être pour conclure sur un terrible constat : la société moderne transforme l’enfance, période tant célébrée et fantasmée, en enfer.