« Comment combattre un pays qui n’existe pas ?» questionne la fière accroche de 8th Wonderland, film se rêvant en série B de politique-fiction originale, économe mais percutante. La question en soulève une deuxième : à sa lecture, on ne sait trop si elle est censée être inquiétante (le pays serait une menace malfaisante) ou enthousiaste (ce serait plutôt une entité appelée à bousculer, pour le meilleur, un ordre international établi). À l’arrivée, ce qui inquiète vraiment, c’est la façon dont le film répond à cette question-là…
Anticipation pour faire décor
Tournant dans les festivals depuis 2008, tourné en 2007, 8th Wonderland traîne néanmoins un côté daté de plus avant encore, presque obsolète, même s’il se pique précisément de dépoussiérage. Essai de politique-fiction au budget modeste — 1,8 million d’euros — il remet en effet au goût du jour, sous couvert d’originalité, un concept à peu près vieux comme l’internet : celui de « nation virtuelle ». Souvenons-nous : c’est vers la fin des années 1990 que le web a vu apparaître des sites communautaires aux noms délicieusement pontifiants pour rire (des choses comme « Grand-Duché de X‑land », « République d’Untel » etc.), proposant néanmoins assez sérieusement des simulations — de qualités diverses — de fonctionnement économique, politique voire judiciaire d’une nation. Les utilisateurs dûment inscrits et authentifiés sur un tel site avaient ainsi la possibilité d’y jouer au propriétaire, au chef d’entreprise, au député ou au simple citoyen d’un pays hors de toute géographie et qui n’avait de frontière que celle de l’internet. Aujourd’hui, la pratique est devenue un peu plus confidentielle qu’à l’époque, mais s’est trouvé de nouveaux supports au-delà de la navigation web classique, notamment au sein de l’univers virtuel en 3D Second Life.
Génération MSN oblige, « 8th Wonderland », l’État virtuel qui emballe tant le film, fonctionne, lui, comme un immense réseau de chat vidéo, sa « population » appliquant la démocratie par webcam interposée. Délestée du poids de devoir réfléchir à un quelconque travail de cinéma sur la pratique informatique (filmer des gens déjà censés être filmés demande bien sûr moins d’idées de mise en scène que faire d’un surf sur le web une matière de cinéma), la mise en images du fonctionnement de cette nation virtuelle se résume dès lors à des successions de gros plans des cyber-citoyens face caméra, encadrés dans une jolie fenêtre stylisée pleine de boutons dont on ne verra jamais l’usage, le tout dans un bel espace en 3D sur fond blanc traversé de lignes figurant prosaïquement le réseau. D’emblée, on a du mal à croire au sérieux d’une telle proposition : moins limité par la modestie des moyens que par la pauvreté des idées, le film n’utilise guère le cyber-espace que comme un décor bon marché, ni l’opportunité technologique offerte par la vidéo que comme un gadget hype qu’il ne montre jamais comme une chose concrète, se contentant du vague design des fenêtres de discussion. Les réalisateurs font joujou avec des concepts comme le ferait un vendeur de smartphones : ils voudraient séduire gentiment le jeune internaute branché qui sommeille en nous, mais des notions qu’ils agitent à l’écran, leur perception ne dépasse pas la béatitude stérile devant les graphismes des logiciels.
Anticipation pour faire genre
Si on devait s’en tenir à cette visualisation bon marché, 8th Wonderland resterait juste piteusement anecdotique. Mais ce n’est jamais si simple. La vision qu’ont les auteurs de la technologie et de la communauté virtuelle n’est au fond qu’un avant-goût d’une perspective plus large, une vision du monde, celle dans laquelle ils s’engagent l’air de rien en inventant rien moins qu’un État virtuel, et dont on craint d’avance qu’elle ne relève, elle aussi, de l’usage de gadgets misérables. À raison, hélas. Cela commence avec l’exposition, webcam après webcam, de la population la plus active de la nation 8th Wonderland : cosmopolite comme il se doit — puisque le web, selon le lieu commun consacré, n’a pas de frontières — mais suivant une vision du cosmopolitisme bien douteuse. Nationalités, ethnies et personnalités y sont réparties aussi proprement que dans une pub de type « United Colors of Benetton » (il y a le Noir, la femme du Moyen-Orient, l’Irlandaise, etc.), si bien que paradoxalement, dans ce pays sans frontières, chaque citoyen s’y trouve cloisonné dans les siennes, constituées par ce à quoi le film le résume : ses origines, quelques stéréotypes associés à celles-ci, sa caractérisation psychologique grossière. Le « village global » dont 8th Wonderland se veut un aperçu ne s’avère qu’une réunion de personnages de papier où règne la discrimination : celle favorisée par le regard schématique des auteurs. Voilà une vision du monde qui n’a rien d’engageant, surtout s’agissant d’un film s’amusant à appeler à l’union des peuples pour la bonne cause.
Car 8th Wonderland — la nation comme le film — ne s’arrête pas en si bon chemin pour achever de se rendre infréquentable. La singularité de cet État virtuel, la vraie nouveauté promue par le film comme un fantasme ultime, est son ambition d’intervenir réellement dans les affaires internationales, sûr de sa puissance — par son caractère démocratique et surtout, insaisissable — et animé par un discours démagogique du type « nos gouvernants pourrissent notre avenir, alors, internautes de tous les pays, unissons-nous pour faire valoir la voix du peuple ». Et les citoyens virtuels de se livrer « IRL » à des actions plus ou moins subversives (ou pensées comme telles), plus ou moins drôles, assez spectaculaires pour se faire connaître du reste du monde, quitte à basculer progressivement dans le terrorisme d’État. Peut-on tout se permettre pour changer le monde ? La question, pas si bête, n’est ici qu’un gadget de plus dans le coffre à jouets d’Alberny et Mach, une source de fun à prétention subversive, mais évidemment beaucoup plus sympa — pour eux — à poser pour le plaisir qu’à en chercher des réponses. Ils font mine d’amener une quelconque ambiguïté, une source de débat dans leur idée initiale si enthousiasmante, mais au fond tout cela les amuse bien, même le pire : il faut voir avec quelle complaisance ils exposent la mise en œuvre d’un chantage à la santé des plus odieux auquel se livre leur cyber-puissance. Partant de là, ils peuvent adjoindre ce qu’ils veulent pour gonfler leur récit, par exemple intervenir un imposteur — un capitaliste américain, pour rester dans la caricature de pamphlet altermondialiste, mais surtout nommé… John McClane ! — qui va tâcher de récupérer le concept « 8th Wonderland » pour faire du profit : quoi qu’ils racontent, on a juste envie de les laisser dans leur coin, à leurs jeux immatures et pas si sains que ça, et on frémit quand même un peu à l’idée de confier une quelconque responsabilité citoyenne à de si tristes clowns.