90’s, premier film de Jonah Hill en tant que réalisateur, arbore tous les oripeaux d’un teen-movie solaire et « indé » et pourrait ainsi passer pour un énième ersatz commercial des cinémas de Larry Clark ou de Gus Van Sant. S’il n’est pas dénué de certains tics du genre (notamment sa photographie qui magnifie la lumière californienne ou sa bande originale pointue et nostalgique), il trouve toutefois sa singularité dans le regard à la fois fasciné et cruel qu’il pose sur la sortie de l’enfance.
Fétichisation d’une époque
Car la grande intelligence de 90’s réside dans le choix d’adopter presque exclusivement le point de vue d’un enfant (le jeune Stevie, qui n’a guère plus de onze ou douze ans, est doté d’un physique particulièrement juvénile). Nous découvrons à travers ses yeux le monde adolescent, avec une fascination que la caméra prend en charge. Au début du film, Stevie s’introduit dans la chambre de son grand frère dont l’entrée lui est interdite, comme on ouvre une malle aux trésors, et découvre avec un mélange d’excitation et de convoitise tous les attributs de la jeunesse : posters, VHS, CD, casquettes et baskets. Se substituant au regard de son héros, Jonah Hill assume son propre émerveillement devant les vestiges d’une époque aussi révolue pour lui qu’elle ne paraît inaccessible à Stevie. Suivant cette logique, même les flagrants placements de produits (marques de chaussures et de confiseries) se parent d’une signification réelle et touchante : ils sont à la fois à la fois vecteurs d’émancipation et de « cool » pour Stevie (cet adjectif étant la principale qualité qu’il reconnaît à ses nouveaux amis et le moteur premier de son attirance pour eux – avant qu’il n’en découvre la face cachée) et madeleines de Proust pour le réalisateur, qui semble revisiter sa propre enfance. Une scène se révèle particulièrement révélatrice du fétichisme, proche d’une fixation quasi érotique, auquel cèdent le cinéaste et son personnage, celle où Ray, le chef de bande à laquelle Stevie voudrait appartenir, lui offre une planche de skate. Du choix du board à son montage (avec son revêtement anti-dérapant et ses quatre roulettes), la caméra suit toutes les étapes de la matérialisation progressive du désir – la métaphore du travail de reconstitution du film lui-même semble alors évidente.
Apprendre à chuter
Le trait le plus intéressant de 90’s se trouve peut-être dans la surprenante violence qu’il fait constamment subir au corps de l’enfant, derrière une mise en scène et un montage portés par une certaine indolence. Dans la scène d’ouverture, Stevie est passé à tabac par son frère et on le retrouve, dans la dernière séquence, gisant plâtré sur un lit d’hôpital. Entre ces deux bornes, il ne cesse de tomber, de se blesser, de recevoir des coups (qu’il apprend à rendre à mesure que le film progresse). La belle scène dans laquelle il s’élance sur son skate pour la première fois au-dessus d’un trou qu’il ne parviendra pas à franchir illustre de manière un brin littérale l’idée qui sous-tend toute l’intrigue, à savoir qu’on grandit à force de se relever et d’encaisser les coups. Ce cliché rebattu du film d’apprentissage se voit toutefois contré par le refus de Jonah Hill de céder à la facilité d’un passage forcé de ses personnages à l’âge adulte. Les drames, les fractures et les bleus marquent l’entrée dans l’adolescence de Stevie et avant lui de ses modèles, sans faire d’eux pour autant des hommes responsables. À la fin du film, lorsque sa mère pose les yeux sur ses amis qui se sont endormis à l’hôpital, avachis dans des fauteuils, la caméra, qui adopte son point de vue attendri, nous les montre comme des êtres en devenir, à mi-chemin de la vulnérabilité qu’ils pensent avoir laissée derrière eux et des responsabilités qu’ils ne sont pas encore prêts à assumer.