L’avant-première d’A Cappella (titre original : Han Gong-ju, le nom du personnage principal) au récent Festival du Film Coréen de Paris en disait long sur le prisme, d’un sensationnalisme déplorable, par lequel une certaine cinéphilie considère le cinéma du « pays du Matin Calme ». Le réalisateur Lee Su-jin qui était présent a dû faire des réponses prudentes, parfois visiblement un peu embarrassées, à une foule de questions toutes plus atterrantes les unes que les autres, la plupart tenant obstinément à comparer le film à un autre par ses thèmes (comme si les films d’une certaine nationalité devaient absolument être classifiés sur ce critère), mais la plus belle étant du genre : « Le cinéma coréen semble travaillé par une thématique du viol, par exemple dans les films de Kim Ki-duk, comment vous situez-vous par rapport à ce cinéaste ? » Car autant éventer ici ce détail qui devient vite un secret de Polichinelle : parmi les éléments moteurs de l’intrigue du film figure le viol de la lycéenne Han Gong-ju. Alors non, Lee Su-jin n’est pas pour autant une émanation d’un des « auteurs » les moins défendables de Corée du Sud, dont la pose radicale grotesque semble enfumer encore moult cinéphiles. On découvre un cinéaste moins surplombant, plus discret, capable de plus de délicatesse, et dont on aurait aimé davantage aimer le premier long métrage.
Entre-deux
Le film commence par le changement abrupt de ville et d’établissement imposé à Han Gong-ju pour des motifs visiblement embarrassants, et qui ne nous seront pas formulés tout de suite. Malgré l’accablement dont la jeune fille est l’objet, il est vite clair qu’elle n’est pas la coupable mais la victime de ces faits honteux, et que c’est là sa seule faute aux yeux d’un ordre social qui se passerait bien de ce genre d’esclandre. Le film raconte dès lors le passé et le présent de l’histoire, montés en parallèle. La partie au présent suit l’adaptation difficile de Han Gong-ju à sa nouvelle vie, malgré les opportunités de s’intégrer – la musique notamment. La culpabilité induite par l’ordre social l’incite à se faire discrète, à se renfermer sur elle-même, jusqu’à refuser d’être filmée. La sensibilité à cet « après », tenant les mauvais souvenirs hors champ et la menace sociale à une certaine distance, laissant l’héroïne face à ses propres verrous, se serait suffi à elle-même pour ce drame, mais elle est ternie par son rapport au fil du passé. Cette série de fragments désordonnés d’un flash-back retrace par le menu les événements traumatiques: les événements qui ont abouti au viol, la gestion partiale et inique des autorités.
Quelque chose gêne dans ce montage, où la volonté du réalisateur de bien mener son récit, de distiller au compte-gouttes les bribes des douloureux souvenirs de son héroïne au fil de sa progression, fait de l’ombre à la manifestation de ses nobles intentions dénonciatrices sur les dégâts de cette culture de la honte. L’agencement non chronologique des séquences de flash-back se montre un peu trop calculé: les premières ménagent le flou avec le présent avant que la distinction entre les deux récits soit inévitablement apparente ; et puis, certaines séquences ont été de toute évidence placées spécifiquement pour expliquer des détails du présent (comme le refus de Han Gong-ju d’être filmée, ou son allusion obscure à des « gorilles » avec lesquels elle aurait couché). Lee Su-jin tente d’honorer les intentions liées à son lourd sujet tout en jouant en virtuose des ficelles du drame « à secret » – soit le conflit, trop familier, entre indignation sincère et application professionnelle académique. Certains plans en eux-mêmes trahissent un manque de vision de cinéaste camouflé en savoir-faire restant prudemment « entre deux ». Pour mettre en scène le viol, par exemple, hésitant entre le franc hors-champ et la visualisation brutale, le réalisateur opte pour une solution détournée, mais ainsi signale plus encore à quel point il s’est retrouvé coincé entre le souci de garder sa posture sensible envers la victime et celui d’exhiber l’horreur. Quant à la fin, son ambiguïté racoleuse entre happy-end et fin tragique (la vieille excuse du « à toi de voir, spectateur ») apparaît comme une signature de petit malin entachant une dernière fois une entreprise qui avait pourtant des vraies opportunités de toucher sans nuages.