D’une modeste école à une immense mine d’argent, Iñès Compan varie les échelles et capte les luttes des Kollas, peuple autochtone des hauts plateaux du nord-ouest argentin. On retiendra particulièrement un précieux travail sur la construction et le dévoilement de la parole et des discours, faisant de ce film une sorte d’agora qui fait écho à bien des combats menés aux quatre coins du monde.
On peut dire que le ton est donné dès les premières images : des indiens Kollas déplacent des pierres pour couper une route. Il revendique le droit de disposer d’une école. Pour l’instant, elle n’a ni sol, ni fenêtre, ni toit, rien que des murs. Bref, une école à ciel ouvert. On le pressent, ces pousseurs de pierre s’apparentent à des Sisyphe, les occasions de monter et descendre cette lourde charge n’ont pas manqué par le passé, et ne manqueront dans le futur. Qu’à cela ne tienne, les indigènes se battent depuis longtemps pour vivre dignement sur cette terre pelée, accablée de soleil et battue par les vents. Dans la nudité du décor, ce représentant du gouvernement – avec son téléphone qui ne capte pas – n’est pas le moins ridicule. Au bon endroit au bon moment, la caméra d’Iñès Compan le met complètement à poil, du moins son discours. Une des belles qualités d’À ciel ouvert réside dans cette capacité à dévoiler les langues, comment elles se forment, se débitent, se confrontent et se contredisent.
Avec cette histoire d’école, les Kollas-Sysiphe n’ont encore rien vu. En quelques plans – on pourrait presque dire « clics » –, le film se délocalise : des hauts plateaux pelés au quartier des affaires tout en verticalité de Vancouver. Dans la déjà ancienne novlangue néo-libérale, un monsieur propre sur lui débite avec entrain et gourmandise technocratiques un projet de mine d’argent à ciel ouvert, situé précisément en territoire Kollas. Une petite animation 3D et un coup de Google Earth plus tard : relocalisation sur les hauts plateaux. Iñès Compan compose ici une redoutable circulation entre statuts d’images et échelles d’espaces, posant avec une grande efficacité les enjeux d’À ciel ouvert. Il est un peu dommage que le film perde ensuite ce sens de l’espace, puisqu’une certaine confusion s’installe pour le spectateur dans cette perception des repères.
Ce passage par les images virtuelles renforce l’impression d’un viol qui guette ce paysage pauvre et nu, dans le ventre duquel sommeille des richesses dont l’exploitation avait été arrêtée. Triste promesse d’une montagne éviscérée, de l’atomisation d’une communauté et de la fragilisation d’un mode de vie. Des engins aux formes et dimensions insensées débarquent comme dans un film de science-fiction. Des matériaux lisses apparaissent : l’aseptisation guette. Un polar aussi. Dans ce travail de longue haleine (trois ans de tournage), on assiste à une course-poursuite : aller plus vite que les consciences, prendre le magot avant que l’on puisse dire ouf. Si À ciel ouvert renonce à rendre tout à fait intelligible l’espace, c’est pour mieux se pencher sur la parole. On dira que celle de la compagnie multinationale se gorge d’un monstrueux soviétisme, et celle des ONG d’une rhétorique transpirant l’aporie. Langues du virtuel, de la déréalisation : celle de communicants.
Pendant ce temps, laborieusement et lentement, une conscience, un discours et un semblant d’organisation émergent chez les Kollas. Si une certaine fatalité marque le constat d’Iñès Compan quant au cas qu’elle observe, il s’agit aussi de la promesse qu’il sera possible de capitaliser par la suite. Car il est bien connu que le combat de Sisyphe n’a pas de fin. Il ne s’arrête jamais, autant être mieux armé pour les prochaines luttes.