Camp de réfugiés sur air de jazz
Après les plans d’ensemble introductifs sur Aïn el-Helweh, le plus grand camp de réfugiés palestiniens, devenu, en plus de soixante ans, une véritable ville, on se trouve un peu dérouté par l’air de cool jazz et la voix off décontractée qui présente le camp comme un lieu de vacances et un lieu de vie (presque) comme un autre. Il n’y a pourtant pas d’entourloupe, d’ironie ou de provocation : né là-bas, émigré avec ses parents à Dubaï puis au Danemark, Mahdi Fleifel évoque les séjours heureux qui le ramenaient, chaque été, à Aïn el-Helweh. Ce n’est pas l’entrée en matière à laquelle on s’attendait mais, une fois passé l’étonnement, on admire l’originalité de l’approche et on médite sur la situation : les hommes parviennent presque partout à instituer une normalité ; la proportion de plaisir et de peine dévolue à chacun varie finalement peu ; dans certaines limites, on peut vivre une enfance heureuse en étant un petit palestinien réfugié. Il y a, ici comme ailleurs, des vieillards grincheux, des gamins facétieux, des excentriques, des petits ridicules et le burlesque de la vie ordinaire. Il n’y a certainement pas que cela, mais il y a aussi cela. On peut savoir gré à Mahdi Fleifel de l’avoir montré et d’avoir osé emprunter son ton et sa musique au Woody Allen de Radio Days.
Vingt-cinq ans de rushes
A World Not Ours le démontre de manière exemplaire : une claire intention ne précède et n’oriente pas toujours le travail du documentariste, mais elle est indispensable, tôt ou tard, pour l’organiser. Mahdi Fleifel a su tirer parti d’un matériau d’abord amassé de manière erratique (et même pour une part transmis par son père), sur une période de vingt-cinq ans. Par un adroit va-et-vient dans le temps et un discours en première personne offrant des éléments d’interprétation, il propose un parcours sur vingt ans de la vie de son grand père et de deux de ses amis. Des éléments auto-biographiques viennent faire contrepoint à ces esquisses biographiques. La genèse des rushes est évoquée, le projet explicité, sans complaisance aucune et sans intention autre que l’instruction du spectateur. Toutefois, quoique sauf exception hors champ, Mahdi Fleifel est bien au premier plan : le cinéaste filmant ses sujets sur une si longue période de temps, les interactions entre lui et eux prennent des colorations et des intensités toutes particulières. La caméra, est un œil à la fois proche et lointain, celui d’un Palestinien devenu, comme le lui rappelle son ami, un Occidental.
Film politique ou de la fin du politique ?
L’entrée dans Aïn el-Helweh était d’abord pour le réalisateur synonyme de vacances. C’est progressivement devenu un projet cinématographique et politique. Le geste de faire voir ce qu’habituellement l’on ne voit pas, et d’offrir par là l’occasion de prises de conscience individuelles ou collectives, peut être considéré comme un geste politique. Toutefois, si A World Not Ours est un film politique, c’est en un sens limite, car il est aussi le signe d’un abandon, sinon de la cause du moins d’une certaine manière, spécifiquement politique, de la porter. Le réalisateur se passe des grands récit, de toute dialectique, rhétorique ou montage démonstratifs. Son objet n’est pas l’histoire ou le roman national mais la biographie individuelle. Fait-on, avec cela, de la politique ?
A World Not Ours fait droit aux singularités à un degré rare pour ce qui concerne les films servant, de près ou de loin, la « cause palestinienne ». C’est vraisemblablement une volonté de renouveler le discours, en prenant une distance qui est en même temps une plongée au plus intime. Mais ce passage de l’histoire à la biographie est aussi le signe d’une grave crise de la conscience collective. L’absence de verve héroïque – sinon, à quelques reprises, sur un mode nostalgique – relève à certains égards d’un travail d’assainissement et de mesure face à des discours ou des représentations dont l’efficience peut se trouver en proportion inverse de la grandiloquence. On se réjouit de découvrir des hommes, avec leurs contradictions, leurs doutes, leur intacte aspiration au retour ou parfois leur désintérêt pour la cause nationale. La complexité du réel est restituée et sont neutralisées certaines des gigantesques surdéterminations qui empêchent de considérer la tête froide tout ce qui relève du « conflit israélo-palestinien ». Il ne faudrait pourtant pas se satisfaire de l’affaissement de la foi en les grands discours. Celui-ci apparaît tragique lorsque l’on voit le vide culturel, politique et finalement spirituel qui le remplace, du moins chez les jeunes hommes que Mahdi Fleifel nous fait rencontrer.
Pulsion de mort
Si la vie à Aïn el-Helweh, comme on l’a dit, donne parfois au spectateur des raisons de rire, elle en donne aussi de pleurer. C’est assurément une des leçons les plus intéressantes et les plus tristes de ce film si instructif : les hommes (du moins les mâles) condamnés à l’inaction et à la frustration (sexuelle, symbolique, politique…) deviennent des déserts intérieurs, abrutis de ne rien faire, et envahis de vagues de violence sporadique dirigée vers l’extérieur ou vers eux-mêmes. On « s’occupe » en dormant, en fumant des joints, en regardant des vidéos sur internet, en mimant la puissance, la kalachnikov à la main. Nous pressentons, dans ce contexte, une fois éteints les projets politiques, la séduction que peuvent exercer les nihilismes islamistes – vouloir la mort peut paraître préférable à ne plus rien vouloir du tout, à ne plus rien pouvoir du tout.