Deux drôles de films ont atterri ces jours-ci sur les écrans. Jetant un regard fantaisiste sur la vie comme sur sa représentation, tous deux suscitent, à un moment ou à un autre, l’impression d’un « foutage de gueule ». Mais leurs démarches sont assez différentes, et si l’un appelle a priori la sympathie (le monde loufoque, absurde et téméraire d’Édouard Baer) et l’autre l’agacement (le chanteur Philippe Katerine filmant le petit monde branché qui l’entoure), c’est le premier qui finit par exaspérer et le deuxième qui attire sinon l’adhésion, du moins une certaine curiosité.
On retrouve, dans Akoibon, le ton si singulier de la bande à Baer (« Le Centre de visionnage », « Le Grand Mezze »), fait d’un méli-mélo de drôlerie et de gravité, de n’importe quoi et de non-sens, d’élucubrations angoissées ou de répliques sibyllines. On le retrouve parfois avec bonheur, et parfois moins. Force est de constater, après La Bostella – où il fallait déjà subir des tonnes de vain je-m’en-foutisme pour une fulgurance burlesque –, que l’univers d’Edouard Baer, formidable créateur de bazar dans le petit écran, ne tient pas le coup sur le grand.
Sans contrainte, le talent ne s’épanouit pas. Fondé sur la limite entre drôle et pas drôle, convoquant le malaise en prenant constamment le risque du plantage absolu, le système joyeusement foutraque de Baer fait mouche sous la forme de sketches en décor unique mais devient pesant dans le format long métrage, où, pour que l’absurde et le troublant se déploient avec force dans le temps et l’espace, un minimum de rigueur est de mise. Faute de rigueur, la frontière drôle/pas drôle devient ici un flottement nauséeux. L’entreprise suscite un mélange d’épuisement et de frustration, tout restant à l’état d’intentions non développées. On a beau sentir en germe dans les personnages des aspects pitoyables et touchants à la fois – pathétiques dans les deux sens du terme, en somme –, on ne parvient pas à s’y attacher.
C’est que Baer est trop fasciné par le marasme et le bout du rouleau pour pouvoir faire preuve de discernement et de clarté – vis-à-vis de ses personnages comme de sa propre démarche. De toute façon, il ne veut pas : il aime l’échec au point de programmer son film pour. Mais doit-on par exemple faire un film ennuyeux quand on parle de l’ennui, désagréable parce que les personnages vivent des situations difficiles, etc. ? La vieille lune de « l’adéquation avec le sujet » est ainsi mal posée. Mieux vaut savoir faire ressentir la notion d’ennui sans ennuyer, troubler sans martyriser… et parler d’échec sans se planter. Bref, le tout est d’atteindre par la forme une intensité expressive, une puissance d’évocation qui fasse s’émouvoir et réfléchir sur ledit sujet. Ce qu’atteint rarement Akoibon, dont la réalisation mollement soignée ne parvient pas à faire résonner ce qu’elle filme.
Fatalement, le film n’atteint pas les profondeurs de la réflexion que, malgré tout, il voudrait mener – une réflexion sur l’angoisse existentielle, les jeux de masques et surtout sur la fiction, dans la lignée d’un Pirandello ou d’un Godard. Bien que cette question ne soit pas très neuve, on veut bien y prêter attention. Mais la seule pierre que Baer apporte à l’édifice « méta », c’est de s’inspirer de la télé-réalité, dont il cerne la transparence illusoire tout en introduisant dans son dispositif une intéressante pointe d’indécidable (qui filme ? qui regarde ? où s’arrête l’acteur et commence le personnage ?). C’est tout ; et si ça trouble sur le coup et à quelques occasions clairsemées, ça finit sur la longueur à être franchement pénible.
D’autant que le procédé témoigne manifestement d’une peur du cinéma, et qu’il est trop facile, sinon roublard et irrespectueux, de conjurer cette peur en s’excusant d’avance d’un ratage auquel on se destine. Baer ne sait pas trop ce qui fait la spécificité du cinéma, alors d’emblée, il renonce à l’affronter à bras le corps et minimise son importance. Dès le titre, il préfère tout désamorcer, se la jouer modeste et désabusé. Baer ne croit pas. Le film a beau passer son temps à dire que, malgré tout, il faut croire, il ne croit pas et met toute sa confiance dans son « malgré ». Seulement voilà, au cinéma, même dans la distanciation, tout est affaire de croyance.
Katerine, lui, croit. Trop, peut-être, persuadé que tout ce qu’il filme est captivant par le seul fait d’être filmé. Mais le geste est là, sincère, honnête. Si son film peut ressembler de prime abord à un petit truc insignifiant fait dans son coin, un album de famille et d’amis pour happy few, le chanteur à qui l’on doit les charmantes chansons d’Un homme, un vrai, insolite comédie des frères Larrieu, a le mérite de s’être posé de bonnes questions.
Peau de cochon œuvre en quelque sorte sur le versant documentaire de la démarche d’Akoibon. À sa manière, il assume comme Édouard Baer son incursion dans un domaine qui n’est pas le sien bien qu’il entretienne avec lui une certaine connivence. Sauf que là où Baer, déclarant forfait à l’avance et filmant sa déroute toute tracée, prend les choses à la légère, Katerine les prend très au sérieux, revendique son amateurisme tout en procédant à une recherche formelle, et filme avec liberté après s’être imposé une contrainte : le plan-séquence.
Le film est donc constitué de douze plans-séquences inégaux – sympathiques, irritants, touchants, déroutants –, pas toujours passionnants mais jamais rébarbatifs, se rattrapant les uns les autres (ainsi le monologue onirique de la fille de Katerine, laborieux et minaudier, est-il aussitôt réinterprété par son père dans une mise en perspective aussi ironique que sérieuse) et gardant toujours une once d’intérêt par la fraîcheur avec laquelle Katerine capte la réalité.
Le cinéaste en herbe introduit comme Baer une pointe d’indécidable dans son dispositif, entretenant avec la réalité un rapport ambigu : est-elle enregistrée brute ou préalablement arrangée ? Les frontières se brouillent et s’avèrent obsolètes, Katerine intervenant lui-même sur ces tranches de vie. Le geste de filmer la réalité, les frontières entre documentaire et fiction – ou plutôt la mise en scène à laquelle un documentaire fait fatalement appel – se trouvent ainsi interrogés de manière efficace et autrement plus subtile que celle de Baer s’attaquant à la fiction.
Se dessine in fine, tant dans le geste filmique que dans le comportement et les propos des protagonistes (très enclins à déblatérer à mi-chemin entre vraie fantaisie et intellectualisme poseur), une façon d’envisager la vie – entité fragile faite de contingences et frappée par l’inexorable passage du temps – avec fantaisie et sérieux, dérision et émotion, enfance et maturité. Une façon de mettre en scène son existence et d’en garder des traces sans jamais oublier de la vivre.