Souvenez-vous : en 2004, la vénérable revue américaine Atlantic Monthly invitait Bernard-Henri Lévy à traverser les États-Unis pour ensuite transmettre ses impressions dans un livre. En 2006, deux mois après sa sortie américaine, le livre American Vertigo paraît chez Grasset. En France comme outre-Atlantique, l’ouvrage, à quelques exceptions près, est accueilli par une douche froide. Cela n’a pas découragé Michko Netchak, qui s’est laissé embarquer dans l’aventure d’un documentaire sur ce périple, à l’invitation de Bernard-Henri Lévy lui-même. Mal lui en a pris ! Le film n’est que le journal de voyage superficiel et prétentieux d’un philosophe qui n’en a plus que le nom.
Avec le projet « BHLien » American Vertigo, le réalisateur français d’origine serbe Michko Netchak a voulu s’offrir un tour des États-Unis, explorer les ombres et les lumières de la plus grande démocratie du monde, en un road-movie, de New York à New York… Soit. Un pays dans lequel Bush fils est réélu sans — trop — de difficultés, un pays qui porte haut son drapeau sur les terres d’Afghanistan et d’Irak, un pays qui abrite des fous de Dieu, un pays qui a engendré des James Ellroy et des Woody Allen mérite qu’on y consacre un documentaire qu’on aimerait naturaliste. Las ! Michko Netchak n’a rien trouvé de mieux que de se fondre dans les pas de Bernard-Henri Lévy pour commettre American Vertigo.
On se pose dans la salle avec un peu d’espoir que l’image fasse parler le propos – mais tout de même très sceptique. Très vite, le vertige du néant nous envahit ! Il faut dire que l’ambition de Michko Netchak était grande : livrer un portrait des États-Unis, en une heure trente, en en faisant tout le tour, évoquant New York, Chicago, Seattle, la Californie, le Grand Canyon, le Texas, la Nouvelle Orléans, Guantanamo… Il en fallait moins pour nous donner le vertige, et on se retrouve très vite devant une superficialité affligeante. L’image même est insupportable, sorte de clip géant prétendant traduire le vertige des folles architectures de Chicago ou de Seattle, en un tourbillon de zooms d’une caméra hystérique, le tout avec un montage énervé, zappeur, qui ne sait pas se poser.
Au bout d’un quart d’heure de film, une question nous turlupine : où sont les Américains ? N’est-ce pas eux que le réalisateur prétendait pourtant filmer, voire — grande originalité pour un documentaire ! — faire parler ? Jugez plutôt ce que nous dit le synopsis : « Que signifie être américain, et qu’est-ce que l’Amérique d’aujourd’hui ? » Alléchant, non ? Au bout d’un moment, après s’être farci la voix-off de Jean-Pierre Kalfon récitant le texte de BHL (rassurez-vous, elle vous accompagnera jusqu’à la fin du film), on pousse un « ouf ! » de soulagement. Enfin une interview ! Et non des moindres ! Celle de la responsable de la « Love Chapel », copie d’église en miniature retranchée dans les couloirs aseptisés d’un immense centre commercial. À partir de ce moment, toutes les rencontres et entretiens qui auraient pu donner de la matière au propos s’arrêtent au seuil de l’analyse. On est dans le zapping le plus parfait. Oh ! Des Amish ! Oh ! Des Américains moyens devant une course de voitures ! Oh ! Un leader indien du Dakota ! Ah mince, il est antisémite ! Heureusement qu’on nous a prévenus, car l’interview est si courte qu’on reste au seuil des idées pour stagner dans le voyeurisme. Rendons grâce à Bobby Shriver (le dernier des Kennedy) et à Ron Reagan (le fils de) de nous livrer deux moments savoureux, les seuls, sur Bush junior.
Loin de nous — si, si, vraiment ! — l’idée de vouloir descendre en flèche le travail de notre Bernard-Henri Lévy national, sur lequel le film repose essentiellement. Mais on constate une fois de plus, alors qu’on attendrait des réflexions pertinentes, qu’il ne fait qu’enfiler des clichés sur un collier… de nouilles. D’ailleurs, aucun cliché ne nous est épargné par Michko Netchak non plus, principalement dans le choix des musiques… Attention ! Piano triste et mélancolie pour accompagner les zooms impudiques et pathétiques sur les visages de parents qui ont perdu un fils en Irak… Attention encore ! Accords inquiétants et musique électronique pour illustrer « l’Enfer sur terre » des prisons d’Angola, au large de la Nouvelle Orléans, ou de Guantanamo ! Oh, tiens ! Des Cubains de Miami ! Je vais mettre une petite musique cubaine ! Quand on a la chance d’avoir eu l’autorisation de filmer de tels gens et de tels endroits, on en fait quelque chose d’intelligent.
Las ! Le chapelet de critiques n’est pas terminé ! Une fois de plus, on constate qu’il n’y en a que pour Bernard-Henri Lévy… même s’il n’apparaît pas à l’écran. Oh oui ! Bernard-Henri ! Comme tu es beau dans ta chemise blanche (on devine qu’il n’a pas quitté son costume d’intello germanopratin pendant tout son périple), comme tu es intelligent, comme nous buvons tes paroles ! Éclaire-nous de tes lumières sur la démocratie en Amérique ! Écris, comme tu sais si bien le faire, à la première personne, avec ce « je » boursouflé que tu sais si bien mettre en scène ! Même dans le dossier de presse, la note d’intention du réalisateur tient sur deux pages, celle de BHL sur… quatre. Son texte est à la mesure de ce paraître : on a droit en vrac à Kojève, Tocqueville, Œdipe et Prométhée, Nivive et Detroit… Un vrai « BHL » (bazar de la haute littérature) ! Notre « philosophe » ne fait que citer, citer, citer, dans une superficialité affligeante, quand il ne nous livre pas carrément son état de santé : « ouh là là, je grelotte ! On a perdu dix degrés d’un coup ! » Bernard-Henri, on s’en fiche ! Et ce n’est pas parce qu’on a tout lu qu’on a une légitimité intellectuelle, ce n’est pas parce qu’on a tout lu qu’on est intelligent. Le BHL des années 1970 et 80, l’agrégé de philo qui nous livra La Barbarie à visage humain (1977), celui qui co-fonda Action Internationale contre la Faim, celui qui obtint le prix Médicis pour Le Diable en tête (1984), est mort et enterré. Entre-temps, il aura commis, en 1994, Bosna (aïe !), et, en 1997, Le Jour et la nuit. On attend avec impatience son grand film sur le Darfour…
Il faut savoir, si on n’en était pas déjà convaincu, qu’on en apprend beaucoup plus sur l’Amérique d’aujourd’hui grâce au travail d’un Gus Van Sant, d’un Larry Clark, voire, pour rester dans le genre « documentaire », d’un Michael Moore. Pour comprendre un peu de l’Amérique, voyez plutôt ces films… ou relisez Tocqueville.