Il y a des sujets moins populaires que d’autres. Disons même, un peu désavoués. La sexualité des handicapés, par exemple. Qui y pense ? Qui la filme ? Il n’y a pas très longtemps, sur France 5, passait un documentaire pour le moins sensible. Dans L’Amour sans limites, Samantha Campredon et François Chayé s’intéressaient au sujet, en donnant la parole aux concernés. Ces hommes et femmes s’exprimaient avec sincérité, sans détours, sur leur besoin d’aimer. Et de le sentir. S’y donner corps et âme. Seul le corps ne répond plus, l’âme est vive et les mœurs, peu coutumières de ce genre d’envie. La société passe sous silence ces plaisirs de la chair, que ces gens hors normes voudraient réaliser sans se sentir coupables.
Comme il est rare, voire surprenant, qu’un réalisateur s’attarde sur des choses simples mais si délicates qu’elles demandent du temps, et de la confiance. Juraj Lehotský jette son dévolu sur les aveugles et leurs relations amoureuses. À s’y méprendre, le réalisateur ne s’interroge pas sur la possibilité ou non d’aveugles à aimer ou pas. L’idée peut traverser l’esprit, et surprendrait plutôt. Il choisit de s’installer dans leur quotidien, avec discrétion et filme l’imaginaire d’une vie sans voir. Cette idée lui est ainsi venue : il demande un jour à une jeune fille aveugle si elle a un amoureux. Elle répond non. Mais elle lui raconte son attirance pour un homme qu’elle croise souvent dans les couloirs du collège : un désir naît d’une odeur particulière. Et depuis, le réalisateur n’a cessé d’être obsédé par cette réponse, si bien qu’il en a pensé une fiction au début, pour après préférer le documentaire : Amours aveugles. Remarquez la cohérence des titres (« L’Amour sans limites », « Amours aveugles ») il semblerait que l’amour soit un bien rare chez ceux pour qui le corps et le désir demeurent des plaisirs discrets.
Le documentaire se divise en quatre parties où quatre personnalités laissent entrevoir leur quotidien. Trois couples et une jeune fille, des âges différents mais des envies et des peurs similaires. Sans aucun artifice, avec beaucoup de pudeur, Juraj Lehotský s’efface pour que ceux qu’il filme oublient sa présence et continuent leur vie. Jamais une confidence face à la caméra mais des moments de vie intimes, des amoureux, une solitaire, des heurts, des rêves. Personne ne veut vivre seul et pourtant, ils le sont souvent. Filmés sans rien, face au silence, à leurs doutes, ils se construisent un univers que le réalisateur tente de capturer voire de créer.
Miro attend une réponse de son amie, obligée de choisir entre lui et sa famille. Le temps passe, et Miro appuie sur sa montre parlante où un vieux coq enroué lui conte les minutes qui défilent. Dos à la caméra, Peter Kolestar joue du piano et ne s’aperçoit pas qu’un oiseau l’observe du coin de la fenêtre. Bientôt, la nuit s’abat dans la pièce, devenue pénombre. Sauf que Peter continue à jouer. Surprise du spectateur, qui l’espace d’un instant – fugitif – peut oublier que le pianiste est aveugle, et que chez lui, tous ses jours sont des nuits. Dans cette obscurité, avec son piano, Peter s’invente un monde. Il s’imagine vingt mille lieues sous les mers, et le réalisateur exauce son rêve, de façon incongrue, aucun doute là-dessus, mais respectueuse.
Pour d’autres, des femmes, la peur la plus forte et le désir le plus grand sont de devenir mère. L’une le devient sans le vouloir. L’autre, enceinte, s’habitue aux gestes maternels, avec une poupée. Et la dernière, jeune adolescente, recherche l’amour par Internet. De là, il lui est plus facile de cacher son handicap. Son écran devient le nôtre, et nous suivons la dextérité de ses mains sur le clavier, en pleine discussion avec un homme virtuel. Elle sourit, habile, maligne, devant ce jeu du chat et de la souris. Sa maturité d’esprit séduit, et, mélomane, elle se perd dans l’écoute d’une valse de Tchaïkovski ou l’ouverture de Roméo et Juliette.
Pour recueillir ces morceaux de vie, il a fallu du temps. Pendant des années, le réalisateur les a suivis, et au fur et à mesure se dessine dans ce documentaire une relation privilégiée, qui n’a besoin d’aucun mot pour exister. Il les retrouve au réveil, flirtant sur la plage en bikini, ou dans une chambre où ils s’enlacent et se disputent. Ou encore à la piscine, en plein délire adolescent. Il filme leurs petites habitudes anodines, leurs tics. L’un ne peut s’empêcher d’enregistrer sa voix. L’autre de compter la distance parcourue par les skieurs lors de leur saut. La dernière s’enquiert de la beauté de son sapin de Noël. Et la solitude se brise. Mais jusqu’où ? À force de silence, d’absence, la proximité avec les personnages s’accentue. Sans le vouloir, la connivence n’a pas lieu. Il devient même gênant de les retrouver au réveil ou d’écouter se glisser des mots doux au creux de l’oreille. L’indiscrétion supplante ce qui devrait être tout le contraire, une communion. Bien qu’ils ne se cachent pas derrière des lunettes noires, qu’ils dévoilent ce qu’ils vivent, il manque une sensibilité dans l’approche du réalisateur, une manière d’en dire plus, sans tomber dans la mièvrerie. Certes, il y a de la tendresse dans le geste de cet enfant qui partage avec sa mère aveugle les péripéties d’un dessin animé qui défile sous ses yeux et sur grand écran. Mais restent ces propos du réalisateur, pour le moins étonnants : « Au début du tournage, je voyais les aveugles comme des gens plongés dans l’obscurité, tristes, réduits à leur handicap. » Aujourd’hui il les voit « comme des personnes qui possèdent leurs propres histoires et monde intérieur ».