Premier et dernier film de Hu Bo, An Elephant Sitting Still propose un entrelacs de destins au sein d’une ville chinoise post-industrielle baignant dans la brume et la dépression collective. Suivant le modèle traditionnel du film choral et le schéma d’une fresque dont l’ambition serait de radiographier le déclin de l’ensemble d’une population à travers différents avatars, An Elephant Sitting Still débute sur une alternance, filmée à la courte focale, entre quatre personnages amenés à s’entrecroiser ultérieurement. Parmi eux se trouve Wei Bu, un adolescent qui, en cherchant à se défendre de son agresseur, va provoquer l’hospitalisation de ce dernier ; Huang Ling, une jeune fille du même âge qui entretient une relation interdite avec le directeur adjoint de son lycée ; Wang Jin, un homme âgé, voisin de Wei Bu, dont le chien a été attaqué par un autre dans la rue ; Yu Cheng, malfrat tiraillé entre la vengeance de son jeune frère (celui-là même que Wei Bu a envoyé à l’hôpital) et sa culpabilité liée au suicide d’un de ses amis (suicide qu’il venait de provoquer en couchant avec sa copine). Si cette ouverture en montage parallèle se révèle attendue, Hu Bo n’est jamais meilleur que lorsqu’il permet justement aux figures esseulées de son film de se répondre par le truchement d’un montage au dynamisme sans cesse renouvelé, entre parenthèses métaphoriques (des plans de pas dans la neige, qui ne semblent concerner aucun des personnages), évocations poétiques (en son direct ou en voix-off), et autres transitions amenées par les mouvements de caméra (un panoramique en caméra portée qui est prolongé dans un autre segment).
Ainsi, lors de la première heure d’An Elephant Sitting Still, au cours de laquelle on ne ressent pas encore le poids de la narration trop étirée, Hu Bo arrive à faire parler les plans, les gestes et les raccords, plutôt que les personnages eux-mêmes. Par exemple, avant que le titre du film ne surgisse, un panoramique vertical montre Wei Bu allumer puis jeter une allumette enduite de colle au plafond de la cage d’escalier de son immeuble délabré. En se dirigeant vers le haut, le panoramique laisse entrevoir d’autres traces de brûlures, puis redescend, faisant surgir Wang Jin, autre personnage principal du film, avec son chien. Par un simple va-et-vient vertical de la caméra, la monotonie de la vie de l’adolescent nous est évoquée sans qu’elle ne soit surlignée, monotonie qui se lie avec une autre, celle d’un vieil homme promenant son animal de compagnie. En cela, parce qu’il assume sa structure chorale et permet à Hu Bo d’exprimer ses analogies poétiques avec toute l’énergie d’un film à points de vue multiples, le premier quart d’An Elephant Sitting Still en deviendrait même galvanisant. Malheureusement, à mesure que Hu Bo déploie son récit au long cours, la fresque pleine d’énergie devient vite une jérémiade interminable et sentencieuse, dressant un catalogue de lamentations qui rappellent, non sans étonnement, le 21 grammes d’Alejandro Iñarritu. Cet enlisement sensationnel et punitif est d’autant plus pesant qu’il s’accompagne d’un certain délitement du montage : une fois passé le premier quart de son film, Hu Bo opte pour d’imposants plans séquences formant désormais une suite de « blocs ».
Le bourbier
Cette déviation progressive vers le plan-séquence et la succession de « blocs » ne constituerait toutefois pas un problème si ceux-ci n’étaient pas tous construits selon la même mécanique. Trois plans-séquences — choisis parmi tant d’autres — racontent ainsi la même chose de la même manière. Le premier voit Wei Bu se rendre dans une salle de jeu. Tandis qu’il converse avec l’hôtesse d’accueil, un joueur se dirige vers l’escalier situé au fond de la pièce et tombe sur Yu Cheng — le malfrat à la recherche de Wei Bu. La caméra laisse alors entrevoir Wei Bu dans le flou de l’arrière-plan, quittant la pièce lorsqu’il se rend compte que Yu Cheng se tient juste là. Le second plan-séquence montre Wei Bu en train d’attendre son bus tandis que l’on aperçoit Yu Cheng fumant une cigarette dans l’arrière-plan. Ce dernier se rapproche de Wei Bu, sans savoir qu’il s’agit de l’adolescent qui a provoqué l’hospitalisation de son frère, et une discussion s’amorce entre les deux personnages — Wei Bu feignant de ne pas connaître le frère de Yu Cheng. Enfin, à la fin du film, un autre plan-séquence réunit Yu Cheng, Wei Bu, et un ami de ce dernier, armé d’un pistolet, sur un toit en périphérie de la ville. L’ami de Wei Bu, positionné dans l’arrière plan de l’image, pointe son arme sur Yu Cheng. C’est alors qu’arrivent les comparses de Yu Cheng, qui se dirigent, sur la pointe des pieds, vers l’ami de Wei Bu afin de le plaquer dans le dos. Dans ces trois cas, le suspense et la tension sont amenés par la même logique scénique, à savoir le croisement des personnages au sein d’un même plan et le surgissement systématique d’une menace dans le fond flouté.
Outre la lassitude de voir la même scène se répéter quel qu’en soit le contexte ou la finalité (ici : une fuite, une rencontre fortuite ou une réunion en forme de climax scénaristique), c’est surtout le poids de l’ensemble qui, associé au martelage d’un discours terrassant, fatigue le plus. On aurait ainsi pu détailler la manière dont Hu Bo met en scène les accidents de son film, ou sa tendance à reproduire des joutes verbales similaires : le constat aurait été le même. Au bout du compte, si le film tourne en rond sous prétexte de retranscrire une détresse collective le poussant à la répétition, ce sont les choix du cinéaste qui s’avèrent être, bien plus que son sujet, à l’origine de ce ressassement désespéré. Tant dans ce qu’il dit de la Chine (l’abattement d’une société délaissée), que dans la façon dont il se déploie (la même mécanique qui se répète), le hurlement de douleur de Hu Bo — aussi sincère et authentique soit-il — aurait mérité un traitement moins assommant.