À l’origine, Anhell69 devait être une série B fantastique centrée sur une secte de « spectrophiles » de Medellín – une bande de jeunes qui couchent avec des fantômes –, persécutée par des milices conservatrices. Conçu comme un hommage au cinéma de genre colombien, le film avait pour ambition de refléter la condition sociale de la jeunesse queer et marginale contemporaine. Malheureusement, ce projet initié en 2017 par Theo Montoya ne verra pas le jour : une semaine après les premiers essais de casting, l’acteur principal et ami du cinéaste, dont le pseudo Instagram (combinaison d’Angel et Hell) donne au film son titre, meurt à 21 ans d’une overdose. Loin de constituer un accident isolé, cette disparition est symptomatique de l’extrême précarité de la jeunesse colombienne : c’est comme si la fiction avait été précisément empêchée par la réalité qu’elle devait allégoriser. Dans Notre Musique, Godard disait ironiquement que les Israéliens rejoignent la fiction, et les Palestiniens le documentaire. La frontière entre les deux genres distinguerait deux types d’humanité : d’un côté celle qui dispose de la capacité d’agir et de produire des récits, et de l’autre celle dont on ne peut qu’enregistrer la douleur. Toute la force politique d’Anhell69 consiste justement à faire œuvre de résistance, à ne pas abandonner le projet en inventant une voie médiane, entre documentaire et fiction, par l’entremise d’une mosaïque d’images hétérogènes.
Aux essais filmés du casting se mêlent ainsi des mises en scène poétiques inspirées du projet initial, des captations documentaires en boîte de nuit, des images personnelles enregistrées au caméscope, ou encore des extraits de journaux télévisés et de films colombiens. Le tout est unifié par une voix-off, celle du réalisateur, qui se révèle toutefois un peu envahissante en accompagnant certains plans de leur note d’intention. Outre la diversité plastique offerte par ces matières d’image variées (haute-définition du numérique, basse résolution du caméscope, refilmage d’écrans numériques, etc.), la nature composite de la forme permet d’exprimer le rapport au monde de cette communauté avec une grande diversité de moyens. Au-delà des témoignages face caméra qui résonnent entre eux, c’est tout une culture visuelle qui trouve ici à s’exprimer, à la croisée du punk, de la techno et de la scène drag. Un imaginaire commun se dessine, façonné par le numérique, le cinéma fantastique colombien et même Apichatpong Weerasethakul, explicitement convoqué lors de certaines scénographies poétiques où apparaissent les silhouettes noires aux yeux rouges d’Oncle Boonmee. Si, prises individuellement, ces images peuvent manquer de consistance, cette totalité fragmentée crée en définitive une grande proximité sensible avec la communauté de marginaux, où le « je » de la voix-off finit par accéder à une forme de « nous » afin d’affirmer un mode d’existence polémique vis-à-vis de la société colombienne conservatrice.
Mais peut-être encore plus que la voix-off, c’est l’omniprésence de la mort qui lie toutes ces images entre elles. Son spectre hante aussi bien les prises de parole que les plans plus oniriques : même les scènes en boîte de nuit dégagent quelque chose d’étrangement morbide, à l’instar des premiers plans, où les corps des danseurs apparaissent derrière une bâche en plastique, comme s’ils asphyxiaient. L’image elle-même est prise dans un rapport fantomatique aux êtres qu’elle capture. Une séquence l’explicite lorsque les photographies des amis décédés du cinéaste sont refilmées sur un écran numérique : ces pixels apparaissent comme les dernières traces fragiles de leurs existences. La dernière vidéo de son acteur principal, enregistrée une semaine avant sa mort, semble ainsi avoir donné conscience au réalisateur de la valeur de ces images susceptibles d’être les dernières. Les entretiens filmés qui suivent sont parfois ponctués de légers décrochages, où la parole s’interrompt et la caméra enregistre pendant une poignée de secondes un regard caméra en silence. Un trouble persistant s’installe : ces images de la jeunesse sont déjà traversées par la mort. Ce film de fantômes montre ainsi une communauté « exposée à disparaître », pour reprendre la formule de Georges Didi-Huberman, que ce soit à cause de la criminalité, de la drogue, des maladies sexuelles, du suicide ou des répressions policières. Theo Montoya s’empare des moyens du cinéma pour faire émerger une mémoire et une culture commune de la négation même de leur existence. Et ainsi, sauver quelque chose de leur disparition.