Après la fin du monde (par les extra-terrestres), la fin du monde (par les Mayas), la fin du monde (par Godzilla), la fin du monde (par le réchauffement climatique), le début du monde (avec l’immortel Tic-Tic l’homme des cavernes), Roland Emmerich s’intéresse aujourd’hui à… Shakespeare. Voilà un revirement plutôt singulier, d’autant que le dernier film du réalisateur pétaradant de multiples apocalypses se pique plutôt de romance, d’intrigue, et ce sans la moindre bataille titanesque en 3D. Voilà qui mérite notre curiosité.
Gageons qu’il s’agit de l’une des plus belles formes de célébrité : depuis le XIXe siècle, on dispute à William Shakespeare la paternité de ses œuvres. Les théories abondent : prête-nom d’une congrégation littéraire (un « crime » que l’on impute également à J.L. Borges…), d’un ou plusieurs lords anglais, voire de la reine Elizabeth elle-même… Le sujet est évidemment propice à l’imagination – même si, en fin de compte, la controverse elle-même ne présente que peu d’intérêt. En effet, quelques siècles après, la figure de Shakespeare est devenu le symbole littéraire et culturel que l’on connaît – qui, aujourd’hui, verrait un intérêt à ce qu’une potentielle identité autre soit confirmée ? L’œuvre, qui, finalement, importe seule, n’en demeurerait pas moins aussi importante, aussi splendide. Il y a fort à parier que Roland Emmerich a pourtant à cœur de soutenir « sa » version : celle d’un Shakespeare paravent des écrits politiques de l’aristocrate Sir Edward de Vere.
Pourquoi supposer une telle implication ? Il faut savoir que le réalisateur, pour monter ce projet qui ressemble si peu au reste de sa filmographie, s’est autofinancé, désireux peut-être de conserver le contrôle absolu sur sa liberté créatrice et narrative. Serait-ce pour, ô révélation, nous montrer des talents de réalisateur jusque-là insoupçonnés ? Il est vrai qu’on cherchera vainement, au fil d’Anonymous, l’une de ses scènes destructrices emblématiques, de ses mises en scène tape-à‑l’œil et pompeuses : même au détour d’une ou deux scènes de bataille, Roland Emmerich reste sage.
Plus étonnamment encore, le réalisateur tente de construire une narration où le montage de plusieurs strates temporelles coïncide – une audace intéressante, si elle demeure brouillonne et peu convaincante. Car nous sommes dans le domaine du récit politique, de conspiration, où la progression linéaire limiterait les coups de théâtre et autres rebondissements. Roland Emmerich ne se facilite donc pas la tâche – voici donc qui, déjà, inspirerait le respect.
Car tout Anonymous respire cette envie de faire un cinéma différent, un blockbuster certes, mais sur un sujet peu vendeur et… avec un budget sans commune mesure avec les habitudes d’Emmerich. Le réalisateur limite ainsi visiblement ses décors, remplaçant ses inévitables plans larges par des créations informatiques dont la perfection visuelle dérange l’œil. Pour le reste, quelques décors seulement, dont le réalisateur tente de tirer le meilleur parti, sans trop y parvenir : il ne s’agit, avant tout, que d’une mise en scène démonstrative.
Au sommet de son casting, Rhys Ifans campe l’aristocrate poète avec une certaine dignité, ce qui n’est certes pas évident avec une perruque poudrée des plus décadentes. À l’opposé, Rafe Spall interprète un Shakespeare ridicule, preuve que Roland Emmerich n’a pas maîtrisé l’art de la nuance dans l’écriture de ses personnages. Peut-être est avant tout parce que son histoire lui tient à cœur ? Partant, une conclusion : Emmerich croirait la thèse qui lie Sir Edward de Vere et Shakespeare, et il tiendrait même à la soutenir, film à l’appui. Ou bien, tout aussi vraisemblablement, le réalisateur pense, à raison, tenir un bon sujet, et s’amuse à l’illustrer. Avec Anonymous, Emmerich tâtonne, s’essaye à une mise en scène plus signifiante que celles auxquelles il nous a habitués, une mise en scène qui ne convainc cependant pas : son bon sujet n’aura pas suffi à faire un bon film. Anonymous est donc un film gauche, plein d’une bonne volonté touchante envers un sujet peu intéressant, mais auquel son réalisateur croit. Une bonne volonté qu’on respecterait, venant d’un jeune réalisateur en train de faire ses armes. Venant d’Emmerich, on penchera plus pour un caprice de réalisateur vaguement puéril, avec l’envie de jouer à « et si… », sans plus.