C’est un objet tout à fait inattendu qui arrive sur les écrans hexagonaux. Presque vierge de toute promotion, avec un quasi-inconnu à la réalisation, et pas mieux au casting, Another Earth a tout d’un vrai pari, doté d’un profil assez original, et d’une discrétion agréablement surprenante pour une sortie américaine. Pourvu d’autant de raisons de ne pas trop diluer notre curiosité dans la méfiance naturelle suscitée par le label Fox Searchlight, le film de Mike Cahill actualise la rencontre de la science-fiction et de la philosophie. Quoique tempéré par un peu trop d’assurance et un côté « théorique » parfois plan-plan, Another Earth tient son rythme, ne tombe pas dans les pièges qui lui sont tendus, et développe une imagerie assez captivante.
« Et si… »
C’étaient sûrement les premiers mots qui formulèrent l’idée originelle d’Another Earth. L’intrigue, écrite de concert par le réalisateur et l’actrice principale, fait l’expérience d’un postulat scientifique pour en examiner les conséquences dans l’intime. Passionnée d’astronomie, Rhoda apprend dans sa voiture une nouvelle qui bouleverse le monde : une planète vient d’apparaître dans le système solaire. Ex-nihilo, sans plus d’explications, elle nargue les Terriens – autant que le scénario, qui ne s’embarrasse d’aucun baratin pseudo-scientifique pour expliciter le phénomène –, bien présente, scintillante dans le ciel. Deux temps se succèdent alors : d’abord, celui d’un engouement collectif incontrôlable, anarchique, par trop de soupapes ouvertes, trop de nouveaux possibles. Le film, lui se tient plutôt à part de cette effervescence, reclus sur des individus plus marginaux, plus à même de faire vivre les implications psychologiques du second temps : la découverte supplémentaire que Terre 2, comme on l’appelle, est un véritable clone de notre planète, et ce jusqu’aux humains qui la peuplent. La frénésie entrevue trouve alors soudain son inverse exact. Cette énigmatique seconde chance plonge tout ce monde gesticulant dans une introversion perplexe. Les possibilités ne sont plus des évasions : elles sont maintenant intérieures. Que faire face à l’existence d’un autre moi ? Les regrets, les erreurs des uns et des autres trouvent un interlocuteur neuf, lointain et inaccessible, mais présent quand même, comme si le reflet du miroir prenait vie. Rhoda, et son partenaire d’infortune John – en dire plus ne ferait que désamorcer une partie du film – ne manquant pas de remords, ils offrent bien assez de grain à moudre à ces réflexions intimes qu’inaugure la science-fiction.
Dès la scène d’ouverture, Another Earth met sur la table son référent le plus présent : l’art vidéo, et ses entrechats avec un certain pan théorique de l’histoire de la science-fiction. Un pan assez peu préoccupé par son architecture d’intérieur, ses effets de style et sa nature de genre, mais beaucoup plus concerné par ses emplois philosophiques. On n’énumérera pas la liste des aînés d’un certain âge d’or où fleurissait ce genre de propositions. Reconnaissons tout de même leurs échecs – sinon leur quasi inexistence – constatés ces dernières années. Cette recherche est l’intérêt élémentaire du film de Mike Cahill, mais c’est aussi sa patte la plus boiteuse : ou du moins, c’est là qu’il trouve sa limite. L’insistance du réalisateur à mettre en scène ses personnages comme deux petits cobayes dociles n’est pas dénuée de cruauté presque gratuite : avec la pesanteur de leur fardeau, ils se soumettent un peu trop facilement aux enjeux de l’expérience, et convergent tout aussi lourdement vers sa résolution. Par moments, Another Earth pèche par son côté trop théorique. Ses protagonistes deviennent des utilités ; et en s’accordant cette facilité, Cahilll abandonne la possibilité de nous surprendre.
Cette relative déception n’entrave cependant pas l’existence spectrale des images du film, hanté, donc, par les fantômes de l’art vidéo. Physiques assez improbables, personnages discordants, mais pas assez diamétralement opposés pour y trouver quand même un équilibre, décors, corps ectoplasmiques : après digestion, le film laisse même un souvenir en noir et blanc, et c’est avec surprise qu’on redécouvre qu’il était bel et bien en couleur. Nuancé de bleus, de gris, de sécheresse dans toute sa palette, c’est par le biais cette image cadavérique qu’il ôte la vie à ses personnages. Le monde qu’on voit semble perdu dans une impasse morbide ; tout d’un coup, un espoir éclot dans le lointain, et un seul mourant s’échappera dans l’univers pour le cueillir. Ici résonne l’écho d’une certaine Jetée, à peine amorti, délicatement présent.