Le cinéma, art de l’espace, tente de suivre le mouvement des êtres sur une planète déboussolée ; les migrants, leur quête d’une vie meilleure, s’inscrivent sur les écrans. Les deux points de vue adoptés ici par Éliane de Latour ne sont pas de trop, Après l’océan rend hommage, sans fioriture ni angélisme, à la complexité de la question. C’est au moins ça, c’est beaucoup.
Shad et Otho, deux copains ivoiriens, sont sur une route incertaine, celle de l’Europe. On les découvre en Espagne où ils mènent une vie dure de débrouille remplie d’espoir. Le duo forme une sorte de bipède projeté vers un ailleurs. Le générique en animation illustre un conte africain chanté, une histoire de guerrier qui cherche l’accomplissement de son destin toujours plus loin. Échappant à une descente traitée comme un cauchemar, Shad poursuit sa route, on le retrouvera dans un train, en direction de Londres. Pour Otho, pris dans l’opération policière, c’est le retour au pays ; « un guerrier revenu sans gibier », un « Otho-collant » toujours chez ses parents. Honte et déchéance de celui en lequel étaient placés les espoirs d’une famille. L’alternance est installée, elle sera l’aiguillon d’Après l’océan.
Alternance et dissociation spatiale, centrifuge contre centripète ; le duo séparé fonctionne en un champ et en un contrechamp permanent. Éliane de Latour s’applique à relier, à organiser la communication au sein de l’entité inséparable atomisée par les événements. Shad et Otho restent ainsi liés, le second reçoit d’Angleterre quelque argent et des enregistrements sur des cassettes. Aussi, il veille sur Pélagie, jolie promise du premier. Dans des circonstances différentes, que l’on aurait tendance à considérer comme opposées, ils gardent en commun une souffrance, un état de flottement et une errance, l’un ici, l’autre là-bas, chacun se trouvant être le centre de gravité de l’autre, un point d’appui.
La valeur d’Après l’océan réside sans doute dans son écriture rigoureuse, même si l’on est moins convaincu lorsque la cinéaste élargit son propos, comme cette relation entre Shad avec Tango, une jeune française paumée à Londres. On ne sort pas du film, mais il perd de son efficacité. Dans cette fiction, l’intérêt est sans doute documentaire, à n’en pas douter le fruit d’un véritable travail de collecte et d’entretien qui attribue très vraisemblablement une valeur anthropologique à Après l’océan, qui y puise une force d’évocation et un vérisme. On est d’emblée saisi par une sorte de langue babélique qu’utilisent les migrants entre eux dans le campement en Espagne. Et que dire de Shad qui parle un charabia mêlant dialecte africain, français et anglais. Le traitement visuel s’avère intelligent et sans esbrouffe. L’Europe est cette chose subjective ; les scènes nocturnes, à Londres notamment, saturées de lumières sont l’expression d’une attractivité fantasmée. En Afrique : exit les cocotiers. Pas de carte postale ensoleillée, essentiellement des cadrages serrés sur les corps et les visages : « je voulais éviter tout exotisme dans un univers qui doit renvoyer à la posture figée, étouffée, d’Otho » précise la réalisatrice.
Après l’océan brosse un état des lieux plutôt cru, sans complaisance et, grâce au point de vue du pays de départ, assez inédit du phénomène migratoire assimilé à un dilemme insoluble, dans lequel les protagonistes font autant preuve de lâcheté et de compromission que de grandeur d’âme et d’héroïsme. Apparaît et disparaît au fil du film le sombre Tétanos, escroc débonnaire mais vrai salaud, profiteur du désarroi des électrons « libres » que sont les clandestins. Dont Shad, forcé au bout du compte de manger dans sa main, à son corps défendant. Parce qu’on n’a pas toujours le choix. Et l’émigration en est-il un ? Glaçant est ce retour au pays de Shad en fils prodigue, avec tous les attributs d’une réussite bien mal acquise. N’est pas l’humilié celui qu’on croit.