Pour son premier film distribué en France, Carles Balagué endosse les casquettes de producteur, scénariste et réalisateur, et s’attaque à un gros morceau. En effet, avec ce documentaire sobrement intitulé Arropiero, le vagabond de la mort, Balagué revient sur l’existence de Manuel Delgado Villegas, présumé assassin en série le plus important de l’Europe avec 48 crimes avoués, dont seulement sept furent avérés. De Barcelone à Ibiza, avec un détour par la France et l’Italie, il erra en vendant son sang et en se prostituant pour survivre pendant près de huit ans, tuant au hasard jeunes filles, personnes âgées, hommes d’affaire, mafieux… Arrêté le 8 janvier 1971, il entame alors un périple à travers l’Espagne accompagné de deux policiers, afin d’effectuer des reconstitutions des meurtres. Jamais condamné par la justice, il fut interné en asile psychiatrique où il subit des traitements de choc jusqu’à son décès en 1998. Quand la réalité dépasse si allègrement la fiction, que faire de cet Arropiero (surnom du tueur) si ce n’est… du lourd ?
Force est de constater que Balagué part avec un sérieux handicap : un sujet racoleur, et la promesse d’une enquête filmée qui fera éclater la vérité sur le tueur, sa personnalité, ses motivations. Entreprise vaine, et qui s’évertue obsessionnellement à regrouper les témoignages de tous les acteurs de l’affaire (criminologues, policiers, psychiatres, magistrats, avocats, journalistes, témoins directs…) sans même adopter le moindre point de vue personnel. Ainsi, l’on a droit à l’écran à un défilé de personnes qui se relaient pour nous parler de l’assassin et des meurtres qu’il a commis, sans que jamais l’un ne vienne remettre en cause ce qui a été dit précédemment. Démarche totalement contraire à la logique de l’enquête, de la confrontation des faits, et l’on assiste à un programme balisé, sans heurts, où ne surgit jamais le moindre doute tangible sur la démarche et la personnalité du tueur.
Et une impression désagréable se confirme au fur et à mesure que le film avance : Balagué s’intéresse plus à la singularité spectaculaire des meurtres dont les comptes-rendus s’accumulent de manière monomaniaque, et au service d’une mise en image plate et scolaire. Tout récit passe par le biais d’une succession de témoignages en forme de vignettes, où chacun est à sa place : le scientifique dans son laboratoire, l’avocat dans son bureau, les criminologues et inspecteurs sur les lieux des crimes. L’illustration et la redondance sont érigés en principes de mise en scène ; ainsi, lorsque l’on parle des séjours de Villegas en asile psychiatrique, la caméra se déplace dans les couloirs de l’hôpital, et l’évocation de son passage à Rome est illustrée par des images d’archive « carte postale » de la ville. Et lorsque Balagué tente une excursion sur le mode de l’allusion, il nous balance une publicité d’époque pour la légion étrangère (dont Villegas a fait partie quelques mois, et où il aurait, selon les experts, « appris à tuer ») dans laquelle il est question du sang versé par les jeunes pour leur patrie, en référence au sang qu’Arropiero vendait pour survivre. Pour ce qui est de la finesse, on repassera plus tard.
Mais là où Arropiero ne pourrait être qu’un banal reportage de seconde partie de soirée pour la télévision, Balagué décide d’enfoncer le clou avec un voyeurisme du plus mauvais goût. À ne vouloir occulter aucun aspect de son sujet, il se perd dans des détails dispensables sur les masturbations frénétiques du personnage, son penchant pour la nécrophilie, ou encore des refrains psychanalytiques convenus du type « la pulsion sexuelle associée à la pulsion meurtrière ». Des photographies de Villegas en tenue d’Adam sont exhibées (la fameuse métaphore de la mise à nu du personnage), ainsi que des clichés de son périple avec les policiers, sur fond de musique de vacances type « dolce vita ». Car les inspecteurs qui l’ont accompagné avaient lié avec lui une forme d’amitié, mais plutôt que de questionner le trouble de ce rapprochement, Balagué préfère disserter à travers leurs témoignages sur le fait que Villegas était un être humain avant tout, et que, comme tout être humain, il lui arrivait d’être sympathique. Que dire de la conclusion du film qui tourne au spectacle malsain, avec une vidéo exclusive d’un Villegas vieillissant, usé par les traitements et balbutiant quelques incohérences à la caméra. La séquence qui précède nous avait pourtant prévenus, où les différents interlocuteurs du film répondent à une question qui restera évidemment off, mais que le spectateur déduira très facilement de lui-même : « À votre avis, combien de meurtres Villegas a‑t-il réellement perpétrés ? » On comprend dès lors vers quoi tendait Balagué, et à quel point cela peut être réducteur.