Doté d’un dispositif en apparence simple, Aujourd’hui, rien se divise en deux parties, l’une consacrée au journal de Cesare Pavese et l’autre à celui de Jean-Luc Lagarce. Les deux textes se mêlent aux images tournées par le réalisateur, composées de plans d’extérieurs, de portraits de chats et de scènes d’intérieurs intimes où Christophe Pellet se met en scène seul ou en compagnie d’autres hommes. Il existe toutefois un mouvement général du film qui, dans son exploration du lien qui unit textes et images, remet en jeu les canons du journal filmé et de l’adaptation littéraire en oscillant entre mise en scène du « je » et désir de fiction.
Journal crépusculaire
Dans la première moitié du film, le texte de Pavese apparaît sur des cartons blancs qui jalonnent les images au sein d’un montage visuel et sonore disruptif. Ce choix creuse dans un premier temps une distance entre les citations littéraires et les scènes du quotidien que l’on imagine alors captées sur le vif dans un beau paysage méditerranéen. À mesure que le film progresse, ce carnet de voyage se pare d’étrangeté : Christophe Pellet se filme seul, de dos et ne s’intéresse dans ses déambulations qu’aux chats errants en liberté. Tandis que le texte plonge progressivement dans la dépression et que les dates qui défilent nous rapprochent inéluctablement de la mort de l’auteur (Pavese a tenu son journal jusqu’à son suicide en 1950), les images semblent épouser de plus en plus la détresse et la solitude de l’écrivain : Pellet apparaît comme un reclus sur une île abandonnée et sans horizon – des murs, des grilles, des montagnes viennent constamment boucher la perspective.
L’année 1950
Le film semble suivre les méandres de la vie de Pavese qui s’est tué par dépit amoureux après le départ de sa femme. Un très bel enchaînement de scènes figurant l’extase sexuelle ou la sidération amoureuse précède ainsi le carton, tombant comme un couperet, qui porte la date du 1er janvier 1950. La musique romantique s’interrompt soudainement et à la vision du corps aimé alangui se substitue celle d’un lit vide. Les scènes suivantes apparaissent comme des tentatives touchantes et irrésolues de mettre en image la mort, la disparition du corps et une forme de présence fantomatique. Il en va ainsi de ce plan fixe où le corps du réalisateur, allongé de dos, s’efface lentement dans un fondu au blanc. Le plan suivant révèle le visage expressif et mobile d’un chat (dès le début du film, la figure du félin semble représenter une incarnation possible et furtive de l’écrivain) qui, dans un fondu enchaîné, se trouve remplacée par le regard immobile et surnaturel de la Bête dans le film de Jean Cocteau. La dernière scène de cette première partie, tout aussi éloquente, arrive avant l’ultime phrase du journal de Pavese écrite en août 1950, quelques jours avant sa mort. Christophe Pellet est à nouveau filmé de dos, assis cette fois dans une cuisine face à une fenêtre ouverte sur la nuit. À cette image succède celle de la lune dissimulée peu à peu par un épais nuage noir. Puis, nous retournons dans la cuisine où le réalisateur a disparu, un chat occupant désormais sa place sur la chaise.
Vers la fiction
Si les séquences que nous avons décrites tendent (sans jamais y plonger tout à fait) vers une mise en scène presque littérale de la fin du journal de Pavese où Christophe Pellet incarnerait d’une certaine façon le rôle de l’écrivain, la seconde partie du film va plus loin dans l’exploration de la frontière mouvante entre l’adaptation et la représentation intime. Un changement notable s’opère dans les moyens d’apparition du texte à l’écran, qui s’inscrit directement sur l’image à la manière d’un sous-titre. Ce nouveau procédé invite à chercher des correspondances plus évidentes entre l’écrit et les scènes filmées. Les hommes qui défilent sont plus immédiatement identifiés à ceux qui parcourent le récit de Jean-Luc Lagarce, au même titre que les lieux : l’appartement vide décrit par l’auteur, mais aussi l’échappée à Berlin (où Christophe Pellet a lui-même vécu) et le retour à Paris (même si l’on devine que quelques plans n’ont pas forcément été tournés dans la capitale). Surtout, là où le journal de Pavese conservait une part abstraite, le texte de Jean-Luc Lagarce semble quant à lui particulièrement incarné et donne lieu à des essais de reconstitutions toujours à mi-chemin entre la fiction et le journal (notamment à travers les scènes de sexe ou d’étreinte non simulées qui répondent singulièrement aux descriptions présentes dans le texte de Lagarce). La fin du film qui dépeint la progression de la maladie (l’auteur est mort du sida en 1995) convoque délibérément le souvenir d’un autre journal filmé, La Pudeur ou l’impudeur d’Hervé Guibert – le chat malingre ou la nudité désérotisée du réalisateur rappelant le corps souffrant de Guibert. Christophe Pellet recourt à la citation, à l’allusion ou à la réminiscence pour rendre sensible la déchéance et la mort qui échappent à la représentation. Le titre de Guibert résume ainsi parfaitement la ligne sur laquelle Aujourd’hui, rien se tient miraculeusement en équilibre.