Hasard de programmation ? Drôles d’oiseaux d’Élise Girard et Barrage de Laura Schroeder, tous deux sélectionnés au « Forum » de la dernière Berlinale, mettent en scène Lolita Chammah dans des rôles de jeune femme en devenir. La jeune fille, on la connaissait déjà : c’était celle qui, dans Copacabana, opposait à la puérilité adolescente de sa mère, Babou (Isabelle Huppert), la rigidité cassante d’une adulte précoce. Le premier long-métrage de Laura Schroeder serait en quelque sort le pendant du film de Marc Fitoussi, lequel avait révélé Lolita Chammah en 2010 : sept ans plus tard, comment, pour affirmer sa singularité d’artiste, la jeune actrice s’approprie-t-elle un personnage de mère instable – semblable à celui que campait alors Isabelle Huppert ?
Toutes vannes fermées
Barrage démarre fort, avec une scène d’opposition a priori casse-gueule – de par la lisibilité trop parfaite de la métaphore –, mais qui s’avère en fin de compte réussie. Catherine (Lolita Chammah), vêtue, comme une adolescente, d’un jogging et d’un sweat à capuche, coiffée négligemment, est filmée de dos en caméra portée. Elle marche lentement le long d’un couloir, scrutant autour d’elle les visages de jeunes joueuses de tennis venues s’entraîner. On comprend bien vite qu’elle est à la recherche de l’une d’entre elles en particulier, Alba (Thémis Pauwels), sa propre fille (comme on l’apprendra plus tard), qui tape nerveusement dans la balle. Une voix qui nous est bien familière la coupe dans son élan : en contrechamp, Isabelle Huppert (Élisabeth), brushing impeccable, ongles manucurés, vêtue d’un long imper beige (on la croirait tout droit sortie d’Elle), moque de façon acerbe le revers de sa petite-fille et lui indique les bons gestes. Soupirs de découragement. Agrippée au grillage délimitant le terrain, Catherine, cadrée en gros plan, garde les yeux rivés sur Alba, qu’elle n’a pas revue depuis plusieurs années, et dont Élisabeth a désormais la garde.
Voilà résumée en quelques plans toute l’ambition de Barrage : rien moins que de filmer un jeu de ping-pong entre deux actrices, entre mère et fille. C’est une manière d’introduire le spectateur dans le récit qui, tout en étant d’une honnêteté exemplaire, sape de façon prématurée les fondements de l’intrigue : on a tôt fait de comprendre l’impuissance de la fiction à contenir ici les aspirations tant théoriques qu’expérimentales de la cinéaste. Dès qu’elle éloigne Lolita Chammah d’Isabelle Huppert, Laura Schroeder s’empêtre en effet dans les développements embrouillés d’un scénario trop sibyllin qui, tout en voulant raconter une histoire simple, demeure verrouillé à l’excès. De fait, le mélodrame sec et impitoyable vers lequel Barrage voudrait tendre reste malheureusement à l’état d’ébauche, faute d’une véritable incarnation et, plus simplement, faute d’un réel travail de mise en tension entre les trois figures féminines du récit : alors qu’il y avait matière à diffracter la focalisation, à la remettre en jeu constamment à travers trois points de vue potentiellement distincts sur une même histoire de filiation, chaque personnage reste confiné à sa parcelle de fiction, sans qu’aucun débordement ne vienne subvertir ce schéma convenu. À l’instar du personnage de Catherine, en s’engageant dans cette voie, le film va droit dans le mur et manque toutes les opportunités d’infuser un peu de cruauté et d’ambivalence dans une tragédie trop sage et trop doucereuse.
Exercices de respiration
L’intérêt de Barrage est donc ailleurs : il réside dans le tournoi secret qu’organise Laura Schroeder – certes avec conviction, mais de façon trop timorée – entre Lolita Chammah et Isabelle Huppert. Parce qu’elle ne cherche pas trop à organiser la matière brute qu’elle a sous les yeux, parce qu’elle saisit précisément au vol les échanges, les marques d’opposition et les signes de connivence entre les deux comédiennes, la réalisatrice réussit ce deuxième film que Barrage, du premier au dernier plan, porte en gestation – sans toutefois parvenir à organiser ses trouvailles de mise en scène en un ensemble véritablement plein et consistant. Dans cette perspective, on pourrait voir le film comme une manière de psycho-biddy mis à nu par ses deux interprètes principales : davantage que des personnages eux-mêmes, on s’amuse de ce que Lolita Chammah et Isabelle Huppert y puisent comme ressources pour relancer constamment leur numéro d’équilibriste. Là aussi, le film met en scène de façon très littérale cette confrontation athlétique entre les actrices – sans jamais verser dans la fascination racoleuse –, tout en faisant franchement basculer la subjectivité du côté de Lolita Chammah. Fort d’un vrai point de vue, Barrage devient alors un objet de cinéma à part entière, qui a surtout à cœur de rendre tangible l’effort fourni par Lolita Chammah pour esquisser les contours d’une héroïne plurielle, simultanément mère, fille et « fille de ». La scène des retrouvailles entre Catherine et Élisabeth, dans la maison de cette dernière, prolonge de façon plus prosaïque les jalons posés par la fracassante séquence inaugurale : Catherine s’est introduite dans la demeure d’Élisabeth, erre d’une pièce à l’autre avant qu’elle n’entende la voix de sa génitrice. Elle monte à l’étage et découvre Élisabeth en tenue de gymnastique, veillant à ce que sa petite fille respire convenablement pendant qu’elle exécute des séries d’abdominaux (« On inspire par le nez et on respire par la bouche ; coooomme ça ! »). Élisabeth s’interrompt au moment où elle se rend compte de la présence de Catherine, et c’est alors un dialogue maladroit qui s’amorce entre les deux femmes.
Les instructions qu’Élisabeth donnait à Alba (laquelle poursuit toute seule ses séries d’abdos) recoupent dans une certaine mesure la séduction qu’exerce ici – dans tous les sens du terme – Isabelle Huppert sur Lolita Chammah : l’actrice aguerrie invite également sa propre fille à se plier aux règles de sa technique de jeu, en même temps qu’elle sous-entend déjà le danger paradoxal du face-à-face, à la fois impulsion – fût-elle timide – de la fiction et présage d’un huis-clos suffocant entre les deux femmes. C’est cette piste que Laura Schroeder aurait sans doute dû explorer plus frontalement, au lieu de louvoyer pendant tout le film entre la réalité et sa représentation, dans le vain espoir d’éloigner le spectre de ce duel d’actrices – duel inévitable, et dont la maturation tardive, au fond le seul véritable sujet du film, donne lieu à des scènes plutôt bien menées : un règlement de comptes dans une voiture arrêtée en plein milieu d’un chemin forestier, une dispute enfantine entre Catherine et Alba au cours de laquelle la figure d’Élisabeth est tournée en dérision (et, partant, le jeu millimétré d’Isabelle Huppert), et même une trouée onirique à la fois très kitsch et très sombre, qui n’est pas sans rappeler les saillies opératiques des films de Werner Schroeter. En soi, cette mosaïque un peu lâche n’est pas déshonorante, mais elle fait tout de même regretter le match – aussi ludique qu’impitoyable – entre deux fortes personnalités d’actrices que Barrage nous laissait miroiter.