Elle a trente ans, lui en a quinze. Elle paraît plus jeune, malgré ses traits tirés par la solitude et la routine, mais elle remplit parfaitement son rôle maternel. Il paraît plus vieux, bien qu’arborant des sacs à dos de lycée, mais a gardé de la jeunesse sa démarche nonchalante. Sabine décide de déménager dans une maison isolée au bord d’un barrage. À vouloir obsessionnellement conserver l’amour exclusif de son fils, Sabine l’enferme, le fera mourir à petit feu. Si Raphaël Jacoulot a placé son premier film dans une atmosphère sauvage, glacée, parfois glaçante, et abuse de temps à autre des panoramas contemplatifs, il réussit à créer une angoisse qui ne cesse de nous tenir en haleine jusqu’à l’explosion finale, de glace elle aussi.
Sabine a eu Thomas à quinze ans, et n’a pas pu élever celui-ci durant ses premières années. Un manque surgit lorsque le fruit de ses amours malmenées passe l’âge fatidique auquel avoir un enfant devient possible. Elle l’aime, le couve, s’est battu pour lui. Assistante sociale, elle s’occupe des autres et s’oublie dans l’adoration de sa progéniture. Lui ne se révolte pas outre mesure contre l’ordre verrouillé établi. Il l’aime aussi, accepte ses exigences, la croit. Mais la présence d’une autre femme, en l’occurrence la petite amie de Thomas, va obliger Sabine à renforcer ses positions, et donc à passer le pont du tolérable pour son fils aimant. L’enfermement quotidien dans la voiture lors des trajets (le tiers du film se passe dans une automobile) ne suffit plus. Elle décide alors d’emménager sur un îlot de solitude, perdu entre deux forêts, et donnant sur un barrage ancien, rouillé mais ayant de temps en temps la vigueur sonore et physique des grandes centrales hydrauliques.
Barrage est un film sur l’engouffrement d’une femme dans la folie : cette lente avancée vers le fond du malheur est symbolisée par l’omniprésence de l’eau. Qu’elle soit trouble ou fortement mouvementée, elle plonge les êtres humains dans le désarroi, dans une rêverie interminable. Dès que la caméra se penche sur les ondes aquatiques, Sabine tangue, se donne à elle, ne peut s’empêcher d’en prendre les formes. Mais c’est dans l’inertie (la fameuse eau qui dort) que le symbole est angoissant : Sabine regarde cette eau sans couleur, sans lumière avec la fascination des êtres courageux, et la froideur des morts. Elle ne bouge plus dès que l’eau s’approche d’elle. Elle y plonge sans s’en rendre compte.
Le réel succès de Raphaël Jacoulot est le renversement de l’espace : la maison est perdue dans l’immensité et semble pourtant fermée, étroite, étouffante. On y voit toujours les mêmes pièces, les mêmes angles. La répétition, si elle a sa place et son sens, devient, à la fin du film, trop présente pour ne pas lasser. Les peintures sont neutres, froides. On nous les montre sans cesse. Balayée de long en large, la campagne est plate et dissymétrique. Tout paraît vide, sans personnalité. Cependant, l’image cloîtrée parvient très souvent à transmettre un malaise sourd, une tension à peine perceptible mais aussi réelle que les torrents d’eau que déverse le barrage. Le drame se construit, petit à petit, en laissant planer une appréhension qui se vérifiera finalement, sans grande pompe, mais avec la finesse définitive d’un unique coup fatal.
Les deux personnes qui peuplent cet univers décharné n’ont ni la vitalité de la nature qui les entoure ni la gaieté du monde qui tente de les récupérer. Sabine refuse de voir ses amis, Thomas s’envole de plus en plus. En le sortant de l’humanité, elle l’y pousse. Il s’y engouffre sans comprendre la capacité d’inhumanité de sa mère qui découvre alors le sentiment d’abandon. Ce n’est pas tant l’incompréhension qui jaillit, c’est l’instinct. Au fil de l’histoire et de l’eau, Sabine se rapproche de sa nature première, celle de la survie permanente au détriment de celui qui se mettra sur son chemin, quel qu’il soit.
On ne saurait voir en Barrage un des nouveaux chefs-d’œuvre du vingt-et-unième siècle. Mais ce premier film a choisi un style, celui de la ballade noire et silencieuse, sans dialogues futiles, des acteurs, Nade Dieu et Hadrien Bouvier, sobrement parfaits, et une image, troublante de lourdeur dans la contemplation. Plus qu’un coup d’essai, il s’agit bien là d’un début de cinéma.