Affublé de visuels promotionnels hideux et d’un gimmick lénifiant (« Adoptez la poppy attitude ! »), Be Happy suscite de prime abord la plus grande inquiétude. Mike Leigh continue son petit périple trans-genre et s’arrête à la case comédie colorée et tonitruante, en nous concoctant une petite bulle en apparence naïve (niaise ?). Par chance, le propos va plus loin : Mike Leigh nous parle aussi de la solitude et de l’enfermement, thèmes en contrepoint à la morale Disneyland de son héroïne. Sous l’apparence inoffensive d’une comédie loufoque, Be Happy nous en apprend bien plus sur le modèle social britannique qu’un long discours militant.
Mike Leigh déclare avec ce film vouloir rompre avec la sinistrose ambiante et présenter une facette plus radieuse de la vie quotidienne des sujets de Sa Majesté. Une intention à prendre avec des pincettes et qui semble se perdre dans les méandres de la niaiserie acidulée tout au long des premières minutes, plus que fastidieuses. Toutes les figures de la régression post-adolescente criarde et hystérique se regroupent en un conglomérat sirupeux. Nausée. Sally Hawkins, qui incarne la bien nommée Poppy, aligne les mimiques les plus improbables, parée de son perpétuel sourire fluoré (un coup d’œil sur l’affiche du film suffit à comprendre). Sa bouche véhicule les plus consternants tissus de sottises, tous empestant des parfums adipeux de bubble-gum diabétique. Pire, la morale véhiculée par les premières scènes baigne hypocritement dans un moralisme bien-pensant : un bibliothécaire rétif aux idioties de Poppy devient le symbole du lettré présomptueux, coincé et sans aucun doute impuissant. Une psychologie de comptoir à fort relent populiste qu’on était loin d’attendre du réalisateur de Secrets et Mensonges (cime inatteignable pour Leigh depuis plus d’une décennie).
Et puis soudainement, le vernis tend à se craqueler. Les langues se reposent et le manichéisme des débuts laisse place à une plus grande nuance, mettant à jour les traumatismes d’une société schizophrène. Poppy – sans virer à Darky et abandonner complètement son costume de Dingo monomaniaque – va limer son inconséquence au contact de ses multiples aventures quotidiennes. Son corps prend alors moins de place, sa présence est moins oppressante : on la voit dans un magnifique plan, totalement engoncée dans la nuit et dans un décor de station-service bariolé et paradoxalement menaçant. Et si sa folie névrotique n’était qu’une réponse paroxystique au malaise général ? Et si les fanfaronnades ubuesques n’étaient que pure défense ? Mike Leigh renoue par ce prisme avec la tradition du cinéma social britannique et dépasse la bluette insignifiante pour proposer une vision plus pessimiste qui brise les apparences les plus ancrées.
Poppy est institutrice, elle a des méthodes à l’image de sa personnalité farfelue et les enfants l’adorent. Elle a beaucoup d’amis et ils l’adorent aussi. Elle va même faire la rencontre d’un grand et musclé assistant social, altruiste et bienveillant comme il faut. L’ombre projetée sur le tableau, l’élément qui va faire vaciller ce bel ensemble idyllique est sa rencontre avec un nouveau moniteur d’auto-école « peu aimable et très cyclothymique », selon les qualificatifs du dossier de presse. En effet, il cultive consciencieusement sa part d’opacité cynique, au point d’incarner un surmoi maléfique qui rééquilibre le ton du film. Il se dessine alors un complément à la joie outrée : l’affaissement désespéré et agressif. On assiste ainsi à la confrontation de deux individus allégoriques qui se télescopent et permettent de développer, sans appuyer trop lourdement, une intention sociale jusque-là en sourdine. Be Happy regorge de très petits moments attendrissants et facétieux qui lui confèrent des allures de bonbon futile.
Mais il serait trop confortable d’occulter la part insoumise du film qui ne se dévoile pas si explicitement, et qui tente d’esquisser un grand écart continu entre renonciation dépressive et artificialité hypocrite : deux points culminants du comportement humain, deux réactions maximales à un climat social violent et teinté de menaces diffuses. Comme si d’une atmosphère pathogène ne pouvaient que surgir des réactions excessives. Face à nous, palpitent deux grands personnages-types, donc archétypaux, mais surtout révélateurs d’une société schizophrène qui se complaît allègrement et sans retenue dans l’outrance chimérique. Comme un ultime refuge à la barbarie du réel.