Situé à la frontière est de la Pologne, le camp de Belzec dont le nom provient de celui du petit village qui se trouve à proximité, a été le cadre de l’extermination de plus de 600 000 juifs entre 1942 et 1943, année de sa destruction complète par les Nazis. Machine de mort, le camp de Belzec témoigne de la manière dont le régime hitlérien a effacé totalement toutes les traces de sa mécanique génocidaire. Effacement volontaire, négation de la vie comme de la mort de ces centaines de milliers de juifs, la disparition de Belzec de l’Histoire est le point central et la force de ce film. En traitant de cette immatérialité, de cette non-existence de Belzec, Guillaume Moscovitz en recrée la réalité dans une entreprise qui dépasse la seule reconstitution historique.
En effet, à travers une série de témoignages des habitants du village voisin, apparaissent peu à peu autant d’éléments qui font montre de toute l’horreur de la vie dans le camp et en distillent une prise de conscience progressive chez le spectateur. Les détails signifiants se succèdent : herbe devenue blanche car recouverte de cendres, arbres plantés sur le lieu même des charniers pour en cacher toute trace, train qui arrive à la gare du village et dans lequel on ne peut que revoir les convois de la mort. La succession des récits de témoins n’est pas redondante car chacun semble finalement n’avoir pu apercevoir que des fragments de l’innommable qui se déroulait dans le camp, sans en avoir compris à l’époque toute l’ampleur. Le réalisateur déclare à cet égard avoir beaucoup travaillé sur la notion de hors-champ, hors-champ du camp par rapport au village mais aussi hors-champ du contexte historique dans son ensemble et de la Shoah. L’impression de microcosme qui se dégage de cette reconstitution du génocide dans un milieu si clos charge le film d’une portée plus large, portée historique qui est renforcée justement par le fait qu’il ne reste aucune trace du camp et que le spectateur a tout le triste loisir d’imaginer les lieux tels qu’ils pouvaient être en 1942.
Par ailleurs, Guillaume Moscovitz joue en permanence au cours du documentaire sur le contraste entre une vision faussement idyllique de la nature ensoleillée et la voix off ou les sous-titres qui renseignent sur la gravité des faits qui s’y sont déroulés. Si c’est là une opposition somme toute relativement schématique entre un état de nature caractérisé par sa pureté originelle et une humanité marquée par la noirceur la plus vile, le décalage fait toutefois mouche et on ne peut s’empêcher de poser un regard bien différent sur des lieux aussi chargés a posteriori d’une telle dimension historique. Le réalisateur explique d’ailleurs que c’est ce décalage lui-même, cette « confrontation avec la réalité de l’effacement, avec la violence de cette réalité qu’est né le besoin de faire ce film ».
D’autre part, le fil conducteur du film, le récit de l’enfant caché Braha Rauffman accentue encore ce jeu sur les contrastes : l’horreur des témoignages sur le camp est le contrepoint de l’histoire dure mais porteuse d’espoir de Braha, dont les épisodes ponctuent la majeure partie du film. Ce récit révèle l’incroyable force de vie de l’humain qui se mue en véritable dépassement de soi. La petite fille juive de sept ans est en effet restée dissimulée dans une cache à bois dans l’obscurité, sans pouvoir ni s’allonger, ni se mettre debout, pendant presque deux ans. Braha Rauffman raconte ainsi que sa sortie a été comme un nouvel accouchement au monde, une renaissance même si elle n’a d’abord pas reconnu le ciel, qu’elle revoyait alors pour la première fois.
En outre, la réflexion qu’apporte Belzec sur la mémoire passe par la transmission de celle-ci de génération en génération. À cet égard, le parallèle entre le grand-père qui raconte ce qu’il a vu du camp et son petit-fils qui a aujourd’hui le même âge que son aïeul lors de ces événements, donne tout son sens à l’entreprise même du réalisateur qui entend lui-même nier l’effacement de Belzec en se faisant le relais de cette perpétuation de la mémoire.
Tout comme le Shoah de Claude Lanzmann, dont Guillaume Moscovitz reconnaît la grande influence sur son propre travail, Belzec suit le principe du refus de comprendre, posé comme seule attitude possible et légitime face à la Shoah, refus de comprendre pour ne pas tenter d’expliquer l’absurde par la raison, pour ne pas rationaliser le mal absolu. Pourtant, un tel principe qui s’en tient à la stricte description des faits et occulte l’analyse au nom même de la clairvoyance, ne va pas sans poser problème dans le cadre d’un documentaire historique, qui a pour but d’expliquer les événements passés à la lumière de leur reconstitution filmique. Ce paradoxe semble résolu dans Belzec par une recréation de la réalité du lieu qui émerge au cours du film et qui en reste la seule portée. Le camp de Belzec est rendu à une certaine matérialité qui ne peut que faire ressurgir toute l’absurde irrationalité de la Shoah tout en luttant efficacement contre toute forme de négationnisme, illustrant ainsi les propos de Primo Levi : « L’histoire du Reich millénaire peut être relue comme une guerre contre la mémoire, une falsification de la mémoire, une négation de la réalité allant jusqu’à la fuite définitive hors de la réalité. »