Présenté dans la section « Un Certain Regard » en 2013, Bends, le premier long-métrage de Flora Lau, ne trouve le chemin des salles françaises qu’aujourd’hui. Il faut dire que le soin presque excessif porté à la photographie et au cadre – au risque de donner au film une dimension de papier glacé – laisse assez difficilement le trouble affleurer, tenant à une certaine distance des personnages pourtant confrontés à de sacrés remous intérieurs. D’un côté, Fai, un jeune Chinois, chauffeur privé de profession et déjà père d’un enfant, tente désespérément de trouver une solution pour que sa femme puisse accoucher de son deuxième bébé dans un hôpital de Hong Kong, espérant ainsi éviter la lourde amande en contournant les obligations liées à la politique de l’enfant unique. De l’autre côté, Anna, la riche patronne de Fai, refuse de voir son monde s’écrouler lorsque son richissime mari disparaît en la laissant avec des comptes bloqués et des liquidités disparues. On le comprend assez rapidement : la réalisatrice a entièrement construit son dispositif autour de la cohabitation de deux mondes qui ne seront jamais amenés à s’entrechoquer mais qui témoignent en sourdine de la violence sociale qui parcourt la Chine contemporaine. Le parti-pris n’a ici rien à voir avec celui de Jia Zhang-ke qui, dans A Touch of Sin, montrait la déliquescence morale de son pays sur l’autel du capitalisme sauvage et de la corruption généralisée en entremêlant des portraits aux destinées tragiques. Flora Lau, en héritière revendiquée d’un cinéma qui lorgne délibérément vers l’esthétisme de Wong Kar-Wai, s’intéresse davantage à l’impact d’une dérive sociale sur l’intime en circonscrivant l’enjeu à deux personnages abandonnés à leur dilemme, quitte à entretenir volontairement une certaine abstraction sur son origine. En effet, tout ce qui nous conduit à la situation présente n’est quasiment pas explicité et rivé au hors-champ temporel.
Craquèlement très progressif
En résulte donc un film en demi-teinte où la réalisatrice joue un peu trop sur la dichotomie qui oppose les tourments intérieurs à l’excessive stabilité du cadre. On a bien compris qu’en dépit de ce qui arrive aux personnages, le monde entier reste sourd à leur douleur, poursuivant son chemin et cultivant son indifférence glaçante. Privé d’un espace public où ils pourraient compter sur l’empathie de leur entourage, nos deux protagonistes laissent progressivement leur masque s’effriter mais continuent pourtant à vivre comme des clandestins en quête d’une identité factice : Fai en vient à harceler une connaissance jusqu’à la fâcher pour qu’elle accepte d’inscrire sa femme dans une clinique de Hong Kong, Clara s’accroche à ce qui lui reste matériellement (des actions, des objets d’art qu’elle tente de revendre) pour conserver son rang social même si ses efforts ne parviendront pas à duper l’ensemble de son entourage. Entre eux deux se met en place un drôle de miroir aux alouettes qui constitue probablement la partie la plus troublante du métrage : dupe de la situation financière de sa patronne, Fai espère qu’elle lui paiera quelques mois d’avance afin de sortir sa femme de cette situation illégale ; de son côté, Clara n’a plus que le dévouement (un brin intéressé) de son chauffeur sur lequel compter pour continuer de croire qu’elle n’a pas totalement perdu son rang. En dépit de ce troublant rapport que le film n’exploite que partiellement, on aurait souhaité que la réalisatrice s’aventure un peu plus en dehors du chemin tracé par l’opposition symbolique de ces deux personnages. Même si la caméra les isole régulièrement au cadre au point d’en faire des visages-écrans, l’empathie fait trop souvent défaut pour qu’on n’ait pas le sentiment d’assister à une juxtaposition de belles vignettes un peu désincarnées. Ce projet – pourtant ambitieux – méritait de ne pas en rester au stade de l’exposé conçu avec une minutie quasi excessive. Compte tenu de l’effort manifeste, on suivra néanmoins avec un certain intérêt les prochains films de Flora Lau.