Dans les années 1950, Villar del Río, petit village endormi de la Castille profonde, se met soudain en branle pour ressembler à une resplendissante bourgade d’Andalousie en vue d’accueillir une délégation américaine, espérant ainsi toucher des subsides du « plan Marshall » (dont l’Espagne, alliée de l’Allemagne pendant la guerre, fut historiquement exclue)… Si cette comédie, deuxième long-métrage de Luis García Berlanga, semble plus légère que certaines œuvres ultérieures comme Plácido ou — surtout — Le Bourreau, ce n’est pas seulement pour son synopsis ou son ton, mais aussi parce que son traitement satirique, dont le cinéaste fera sa marque, s’applique ici à un usage plus superficiel.
Car sous le prétexte de portraiturer la société espagnole de l’époque (ambition alors rare dans le cinéma national), la moquerie s’exerce surtout à l’encontre d’imageries, celles qui conditionnent d’un bout à l’autre du film les gestes et les pensées de Villar del Río. Ce pueblo trop tranquille, parfait tableau d’une Espagne franquiste provinciale ayant traversé sans broncher la seconde guerre mondiale (même avec ses cartes géographiques datant d’avant la première !), relève lui-même de l’imagerie d’une terre de traditions, où la vallée, les toits et le clocher pourraient aussi bien illustrer une carte postale que les clichés plus exotiques sur le pays. De fait, la présentation inaugurale du village, de ses habitants et de sa routine fait mine de les traiter comme une carte postale à observer en détail et à décomposer en sujets typiques, les figeant dans des arrêts sur image, baladant la caméra par plans-séquences d’une scène quotidienne à l’autre, sous le commentaire off caustique d’un certain Fernando Rey (qui n’avait pas encore rencontré Buñuel). Et quand les esprits du village s’échauffent, c’est pour évoquer oralement d’autres clichés, ceux d’une Amérique fantasmée entre mirage de réussite, réprobation des mœurs réputées dissolues et ressenti des temps coloniaux (des ancêtres d’un personnage ont été dévorés par des Amérindiens !). Cette imagerie-là, le film la montre la veille du grand jour, dans les rêves loufoques des villageois, entre visite de singuliers Rois Mages, hantise de la violence d’outre-Atlantique (où s’invitent le Ku Klux Klan et le HUAC) et une étonnamment longue parodie de western.
Jouant ainsi à la fois sur les images quotidiennes de l’Espagne profonde et sur les clichés collés aux États-Unis, Bienvenue Mr Marshall tourne finalement en dérision une société qui, à ses yeux, se complaît dans des illusions sur le monde en s’aveuglant sur ce qui pourrait les contrarier. Le propos n’est pas malvenu, le cinéaste est assez agile de sa caméra pour marquer la sagacité de son point de vue, l’ironie des dialogues et du commentaire off est bien ciselée. Cependant, la démonstration serait encore plus convaincante si les villageois qu’il croque n’étaient pas eux aussi réduits à des vignettes. Que ce soit le maire matois et mal entendant (joué par l’excellent José Isbert, qu’on reverra dans le rôle-titre du Bourreau), le notable hanté par son héritage des conquistadors, le curé pointilleux sur la moralité ou les inévitables querelles de clocher sur le partage anticipé de l’hypothétique manne, l’approche ironique légèrement surplombante (distance mesurable à l’excès de présence du commentaire off, qui rythme le récit et s’adresse parfois aux personnages sur un ton condescendant) maintient les habitants de Villar del Río à l’état de « types » (au sens eisensteinien) un brin ridicules, si affûtée que puisse être leur verve. Ce détachement se répercute chez le spectateur, faute d’attirer un réel intérêt pour les personnages. Les seuls réellement intrigants du lot ne sont autres que les étrangers au village qui y attisent le mirage américain : le roublard imprésario de flamenco — qui a été à Boston et en a rapporté le rêve — et « sa » chanteuse dont les mimiques énigmatiques montrent un certain détachement vis-à-vis de l’agitation ambiante. Ce rapport aux personnages sujets de la satire se retrouvera un peu plus travaillé dans les films suivants de García Berlanga, et on ne s’en plaindra pas.