« L’enquête sur la mort de Linda, menée lors du tournage de ce film, n’a pas pu aboutir ». Trahissons d’entrée la chute du film, qui n’en est pas une : nous n’apprendrons rien sur la mort de Linda, et pas grand-chose de sa vie non plus. Linda Lipnack Kuehl est une biographe qui a enregistré des centaines d’heures de témoignage sur la vie de Billie Holiday avant de mourir brutalement dans les années 1970, laissant son travail inachevé. James Erskine propose d’entrer dans la vie de Billie par le travail et le regard de cette journaliste, ainsi que les dizaines d’autres voix enregistrées racontant des bribes du parcours de l’artiste.
De la vie de Billie Holiday, décédée en 1959, il ne reste que des traces indirectes : un certain nombre de photos, très peu de films, et plus aucun témoin vivant. Ce matériel sonore retrouvé constitue une source inestimable en cela qu’il ouvre une fenêtre sur l’intimité du personnage ; la promesse d’un chemin direct pour atteindre la « vraie » Billie. Mais ces témoignages, enregistrés dix ans après la mort de l’artiste, déjà orientés par les obsessions de la journaliste pour les « souffrances » de la chanteuse, et finalement réorganisés cinquante ans plus tard au sein d’un récit à la dramaturgie balisée (l’ascension, la chute et la rédemption dans la postérité), nous éloignent paradoxalement du personnage. Billie apparaît comme une figure insaisissable, sans voix, quasi fantomatique, noyée sous des couches de discours qui se superposent dans un ensemble confus.
Enrobage
Le principal problème est que James Erskine cherche (et échoue) à tirer de ces enregistrements et du personnage de Linda la matière d’un docudrama mêlant histoire et enquête, à l’instar de Searching for Sugar Man ou des documentaires de faits divers comme The Jynx (qui provoquaient un tout autre vertige dans la collusion entre l’enquête au présent et le récit historique). Une scène illustre son incapacité à être à la hauteur de ses modèles : lors d’une interview de la psychiatre de Billie Holiday, Linda tique sur l’emploi du mot « psychopathe » pour décrire le comportement de la chanteuse. C’est l’un des rares moments où l’on perçoit le rapport problématique, entre admiration et identification, qu’entretient la journaliste avec son sujet. Mais cette faille n’est pas exploitée, accouche d’une anecdote dispensable – Linda a eu une relation avec l’un des témoins – avant que ne s’ouvre un nouveau chapitre de la vie de Billie, sans transition, sans plus jamais chercher à comprendre le rapport de Linda à l’artiste.
Ces détours par la vie de Linda ne paraissent être qu’un prétexte pour enrober le film d’une esthétique de thriller à l’imagerie très galvaudée (multiples plans d’enregistreurs audios et de fumée de cigarette pour illustrer les entretiens, évocation de la vie de Linda en images Super 8) qui alourdit le film et le détourne de son intention initiale : faire le portrait de l’une des plus grandes voix de Jazz du XXe siècle, doublé du récit de vie tragique de cette femme noire, abusée par tous, dans l’Amérique de la ségrégation. Il y avait pourtant un chemin plus direct pour accéder à la chanteuse : sa voix, ses chansons, ses textes. L’œuvre musicale n’est jamais décryptée (à l’exception de l’emblématique protest song « Strange Fruit »), réduite bien souvent au rang de son d’ambiance, toujours interrompue par un montage qui se refuse à laisser vivre les archives (colorisées et jamais contextualisées) plus de dix secondes. Une cadence effrénée, qui illustre le tourbillon de cette vie publique et tragique, faite de blessures et d’excès en tout genre. Mais comme pour le Amy ou le Maradona d’Asif Kapadia, il manque à ce Billie une approche délaissant un peu le jeu médiatique (l’obsession pour les « à cotés ») pour mieux s’intéresser à la force de l’œuvre et redonner ainsi sa voix à Billie Holiday.