Ancien cadre de Globodyne Corp, une grosse compagnie qui s’est écroulée après un scandale financier, Dick Harper est confronté à la triste situation sociale de son pays. Incapables de retrouver du travail, lui et sa femme Jane, un couple modèle, sont contraints de braquer des banques pour survivre. Cette comédie incisive et engagée écarte Jim Carrey de toute morale bien-pensante et lui permet de renouer avec son humour ravageur. Mais fort de son expérience dans le cinéma dramatique, l’acteur tempère ses élans.
Venu du stand-up (le one-man-show américain) où il exploitait déjà les spécificités de son corps, Jim Carrey atteint une renommée internationale au milieu des années quatre-vingt-dix. Son élasticité, sa frénésie à vouloir se désarticuler, son envie d’exister pleinement, vampirisaient l’écran. Affranchi de tout complexe, prêt à assouvir ses désirs les plus osés, il s’épanouissait dans une Amérique plus tolérante, refoulant moins ses fantasmes, assumant enfin sa sexualité. En poussant le cabotinage dans ses extrémités, son numéro devenait le centre de la mise en scène en faisant de sa gestuelle le principal enjeu des films qu’il interprétait. Les réalisateurs qui l’employaient laissaient ce corps libre de ses mouvements, s’effaçant derrière lui, conscients de leur rôle de faire-valoir. Pourtant, Carrey tente d’entrer dans la norme. Il se dirige alors vers des films plus « sérieux » et atténue son jeu en calmant les pulsions de son corps, éteignant peu à peu le feu intérieur qui l’anime. C’est avec Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry (2004) qu’il livre son interprétation la plus minimaliste, s’éclipsant à son tour derrière le sujet.
Cette « extinction » peut être mise en parallèle avec le retour du conservatisme aux États-Unis et à la morale répressive qui en découle. Le jeu de Carrey paraît brimé : sa libido débridée semble contenue dans l’encombrant maquillage de The Grinch de Ron Howard (2000) qui dissimule son corps à l’image. Dans Bruce tout-puissant de Tom Shadyac, ce n’est plus son corps qui véhicule l’humour mais les gags scénarisés, qui s’articulent essentiellement autour d’écrasants effets spéciaux. Son interprétation est amoindrie par un argument gadget (un homme hérite des pouvoirs de Dieu) faisant de Carrey un acteur interchangeable au service des images de synthèse et non l’inverse. Alors que dans The Mask (Chuck Russell, 1994) les SFX s’additionnaient à son jeu comme une prolongation de sa performance corporelle, ils réduisent ici son champ d’expansion et ses ardeurs.
Avec Braqueurs amateurs (qu’il produit), il reprend les rênes, décidé à ne pas se laisser étouffer par les artifices d’un cinéma peu inventif et conservateur qui le rendrait dispensable. Le film est un remake de Touche pas à mon gazon de Ted Kotcheff (1977), comédie satirique de la fin des années soixante-dix, juste avant l’élection de Ronald Reagan, qui contait le revers du rêve américain et l’illusion de la réussite. En le réadaptant aujourd’hui, les producteurs de Braqueurs amateurs revendiquent leur opposition au gouvernement Bush : une scène, en contrepoint du film, présente le Président américain affirmer dans un discours que l’Amérique entre dans une période de grande prospérité. Pour le contredire, le film évoque des sujets assez peu répandus dans les comédies hollywoodiennes, tels que le chômage, la précarité, le capitalisme sauvage, l’immigration clandestine ou la délinquance. Il acquiert une soudaine conscience sociale qui marque son engagement démocrate : lors d’un braquage, Dick et Jane arborent un masque de Bill et Hillary Clinton cachant derrière l’acte criminel la revendication politique et le regret d’une époque dont le couple présidentiel symbolise toute la légèreté aujourd’hui perdue.
Cette époque est précisément celle où Carrey put laisser libre cours à sa folie outrancière, qu’il retrouve partiellement ici, au sein de cet acte de résistance, l’alternant avec un jeu plus sobre, qui met en valeur la diversité de son registre. Redevenu le centre d’attraction cinématographique, il compense une certaine faiblesse d’écriture et de mise en scène (le film tombe parfois dans la caricature un peu grossière et peine à trouver un équilibre) en exposant une habileté nouvellement acquise à contenir les excès de son corps, resserrant le flux de son énergie intérieure qu’il dose désormais savamment, la laissant jaillir subrepticement, dans des moments de jouissance salvatrice.