Contrairement à ce que laisse présager son titre mystérieux, il ne sera pas question de lépidoptères dans Butterfly Vision, le premier film de Maksym Nakonechnyi, présenté à « Un Certain Regard » au dernier festival de Cannes : la « vision du papillon » renvoie ici au regard de Lilya (Rita Burkovska), une militaire spécialisée dans la reconnaissance aérienne et dont le surnom est justement « Butterfly ». Au début du film, après une longue période de captivité dans les geôles russes du Donbass, la jeune femme accède à la liberté, lestée du poids de ses traumas, dont un viol à la suite duquel elle est tombée enceinte. Après la liesse suscitée par son retour, ses moments de solitude sont filmés par une caméra au point de vue aérien qui semble reproduire celui de la jeune femme dans son avion, lorsqu’elle survolait les zones de combat. Intéressante sur le papier, cette manière de rendre compte du processus de dissociation qui affecte la jeune femme, aux prises avec un syndrome post-traumatique, trouve toutefois sa limite dans son systématisme : les plans de drone restituent ce regard « d’avant le drame » dans les premières minutes, avant que le cinéaste ne décide d’en faire un simple leitmotiv figurant l’état de surveillance généralisée dans lequel baignent encore les populations civiles de l’ex-URSS.
Présents de manière très superficielle (ces plans silencieux servent uniquement de transition d’une séquence à l’autre), les glissements vers le récit paranoïaque n’apportent aucune profondeur au programme attendu du film, consistant avant tout à restituer à l’écran les dysfonctionnements d’une psyché troublée. Lors de plusieurs scènes oniriques, le montage associe ainsi la topographie suppliciée des grandes villes ukrainiennes au corps même de la soldate qui s’imagine qu’un cratère d’obus a ouvert une plaie sanglante au milieu de son ventre – métaphore à peine voilée de ses angoisses face à la naissance de son enfant non désiré. À trop vouloir troquer son ancrage documentaire (sensible dans l’emploi d’acteurs non professionnels) pour un ton nettement plus métaphorique, le film court le risque de rabattre l’ensemble des situations dépeintes sur le seul vécu de Lilya. Nakonechnyi tente pourtant de restituer la complexité des positionnements idéologiques au sein de l’armée ukrainienne par l’utilisation d’images glanées sur Internet ou dans les médias : l’influence des milices fascistes au sein de l’armée de libération (en poste dans le Donbass depuis 2014) est par exemple évoquée au détour d’une vidéo de représailles contre un camp de Roms (avant d’être malheureusement laissée de côté par le récit). Un désir manifeste d’expérimentation se dégage de ces images disparates que le cinéaste reproduit avec une attention maniaque pour les glitchs et les bugs sonores. Il est toutefois regrettable que ces effets, réemployés lors de scènes dépeignant le quotidien de Lilya, participent uniquement d’un resserrement psychologisant autour de cette dernière : la déformation de son visage par les artefacts numériques produit moins des visions d’horreur qu’elle ne vient symboliquement figurer son viol, lorsque la surface de l’image est parasitée par l’apparition d’un contrechamp interdit. Seul compte au fond le chemin de croix dessiné par le scénario qui n’hésite pas à maintenir Lilya la tête sous l’eau, le film se nourrissant au fond de son mal-être pour asséner une morale rebattue : la guerre, c’est sale, parce que ça laisse des traces partout.