Un médecin légiste de Téhéran voit arriver à la morgue le corps d’un enfant dont il pourrait avoir accidentellement causé la mort la veille au soir. L’autopsie — qu’il a laissé faire par un autre — mène à une conclusion différente, mais lui, de son côté, est obsédé par l’idée de dissiper le moindre doute sur sa responsabilité, tout en la dissimulant du mieux qu’il peut. Sur ces entrefaites, le père de l’enfant, portant à son tour le fardeau de la culpabilité, se retourne contre un tiers… À la fin de Cas de conscience de Vahid Jalilvand, au moment d’un ultime effet de manche rhétorique pour maintenir en marche la machine à doute, on aura bien compris que dans cette affaire tout le monde a quelque chose à se reprocher, mais pas forcément, et aussi que c’est contagieux, et que l’ordre social n’y est pas pour rien. Ce genre de discours moraliste globalisant n’est pas très neuf, et même un autre cinéaste iranien, Asghar Farhadi, en fait plus ou moins frontalement son miel (devant Cas de conscience, on aura en particulier pensé très fort au Client). Cela ne nous empêcherait pas d’y prêter attention, si l’on n’y percevait pas ici un piège : les responsabilités multiples, le doute sur la cause réelle de la mort de l’enfant, la contagion de la faute, le film semble moins les observer qu’il ne les entretient lui-même à l’occasion, et par des moyens plutôt grossiers. Tandis que le scénario déroule les pistes, les révélations, les circonstances compliquées, les décisions personnelles en une mécanique répandant une littéralité du doute, la mise en scène vient effectuer quelques torsions pour rendre le récit plus laborieux qu’il n’a besoin d’être, par exemple faisant tourner quelques conversations autour du pot, ou escamotant de l’image un moment-clé par une ellipse superflue (effets de manche ressemblant là encore à des emprunts à la signature de Farhadi), ou encore cette pirouette finale où il est clair que ce n’est pas le doute qui refuse d’être dissipé, mais l’auteur qui en décide parce que c’est une façon plus frappante de clore sur son sujet.
Cas de distance
Un autre film auquel on pense devant Cas de conscience se trouve être un grand film sur le doute, à la fois celui qui hante un système judiciaire et celui dans le regard du spectateur : L’Invraisemblable Vérité de Fritz Lang. La fiction de son récit y est investie de l’intérieur par un autre simulacre qui en épouse les contours, au point qu’on finit par ne plus être certain des responsabilités des personnages dans cette manipulation, même quand un accident vient dramatiquement en perturber le déroulement — et ce jusqu’à une fin terrassante qui nous invite à réévaluer tout ce qui a précédé. Pour atteindre ce vertige, Lang a su adopter un point de vue idéal de feinte neutralité de cinéaste, une position de témoin ni trop distant ni trop proche, pour observer avec une limpidité implacable et sans jamais forcer le regard les faits, les personnages, la mécanique faussement infaillible d’un système (la justice américaine), et ainsi amener à notre appréciation un tableau inquiet d’une humanité où l’innocence n’a pas vraiment sa place.
Il n’est évidemment pas question de suggérer que Vahid Jalilvand aurait dû s’appeler Fritz Lang ; mais on constate que l’échec de la démonstration de son film à convaincre de la qualité de son observation tient là aussi à une question de choix de distance vis-à-vis de ce qui est filmé. Les tours de mise en scène de Jalilvand pour faire mousser le doute dans son récit ressemblent finalement beaucoup à la façon quelque peu arbitraire qu’a le personnage du médecin légiste de mener l’enquête sur la possibilité de sa propre faute. Soucieux d’être du bon côté de la morale, le personnage cherche à orienter l’enquête pour atteindre la certitude d’être ou non le responsable direct de la mort de l’enfant. Et pourtant, à la collègue qu’il laisse effectuer une bonne partie de l’enquête, il ne se prive pas de retenir une partie de la vérité quand celle-ci l’incommode trop. Il se permet ce comportement du haut de sa posture sociale, celle d’un médecin respecté voire réputé pour sa probité rigoureuse (d’où son altercation avec un collègue qui juge celle-ci excessive). On constate à ce sujet que les deux personnages principaux de ce drame, le médecin et le père de l’enfant, ne se trouvent pas égaux devant la culpabilité. Tandis que le praticien bourgeois gère celle-ci par l’action et le contrôle de soi (même limité), l’autre issu d’une classe populaire n’a d’autre choix que de crouler sous elle et le chagrin, d’encaisser le regard accusateur de son épouse, avant de se décharger violemment sur un autre responsable. Il y a dans cette distribution des comportements une forme de déterminisme de classe un peu trop convenue, et voir le film pencher du côté de l’attitude empruntée du bourgeois n’aide pas vraiment à acquiescer à sa démarche.