Une télévision allemande décide de réaliser une nouvelle version des Larmes amères de Petra von Kant, que Fassbinder avait adaptée de sa propre pièce en 1972. Non seulement le rôle de la jeune Karin (incarnée à l’époque par Hanna Schygulla), qui séduit la styliste Petra dans une relation homosexuelle intense, sera cette fois tenu par un jeune acteur vedette, mais de plus la réalisatrice Vera n’a pas encore pu décider qui incarnera Petra à une semaine du tournage. Un dernier casting est organisé pour cinq comédiennes anxieuses d’obtenir le rôle principal. Ces dernières vont donner la réplique à Gerwin, un acteur amateur convoqué pour ces essais en l’absence de la star masculine, indisponible.
Sur cette trame, Nicolas Wackerbarth (né en 1973), dont c’est le troisième long métrage depuis 2010 mais le premier distribué en France, construit un film subtil et précis prenant d’abord la forme d’une comédie de caractères où les candidates actrices (toutes bien connues outre-Rhin), la réalisatrice, l’équipe technique, Gerwin et le producteur du téléfilm incarnent diverses facettes plaisamment caricaturales du petit monde de la télévision. Mais il s’agit aussi d’une comédie portant autant sur les ruses de direction d’acteur, utilisées par la réalisatrice pour pousser à bout ses candidates, que sur les fausses transgressions de l’audiovisuel jonglant avec les tabous pour mieux respecter les normes.
Le film crée ainsi constamment des décalages ironiques entre l’œuvre de Fassbinder et le film sur le point de se tourner. Le choix d’une caméra portée et de plans courts, qui s’opposent aux plans longs chez Fassbinder, simule l’effet de réalisme prosaïque des téléfilms sur le sujet le plus fictionnel possible : des acteurs jouant des acteurs. Formé au théâtre et aussi comédien au cinéma, par exemple dans Toni Erdmann de Maren Ade, Wackerbarth obtient alors beaucoup en laissant aux acteurs une part d’improvisation et en écrivant en cours de tournage pour mieux intégrer leurs interactions.
Mettre en scène les mécanismes de domination
C’est dans sa réflexion sous-jacente sur l’héritage fassbindérien pour le cinéma et la société allemande contemporains que Casting touche à son but. L’ogre des années soixante-dix avec ses quarante films en 37 ans est aujourd’hui une figure bien encombrante pour les professionnels de la profession du cinéma allemand. On comprend vite que la volonté de remettre en scène les Larmes amères est une manière pour les initiateurs du projet télévisuel de le tenir à distance en le noyant dans les flux audiovisuels, en transformant les réflexions de Fassbinder en psychologie amoureuse de comptoir.
Tout au long des diverses séances du casting, Wackerbarth réussit au contraire, sans que le spectateur s’en rende immédiatement compte, à faire jouer à Gerwin et à ses partenaires les scènes essentielles des Larmes amères, donc à réactualiser celui-ci plutôt que de le neutraliser dans une fausse commémoration. Il fait ainsi de Gerwin, joué par Andreas Lust, remarqué en marathonien attaquant des banques dans Le Braqueur de Benjamin Heisenberg, une autre Marlène, ce personnage essentiel quoiqu’entièrement muet des Larmes amères. Chez Fassbinder, celle-ci était l’assistante à tout faire et la souffre-douleur de Petra, à laquelle Marlene vouait un amour sacrificiel bien que cette dernière l’humiliât avec Karin. Peu à peu, Gerwin, qui lui est très bavard, démontrera qu’il est prêt à tout supporter et essayer pour conquérir une place dans le film tout en restant d’une fidélité absolue à ses espoirs, comme le montre la belle scène finale.
En se refusant à tout hommage mollasson à l’œuvre d’origine, Wackerbarth retrouve cinquante ans après la force subversive de Fassbinder en faisant ressortir la violence des rapports de domination s’exerçant entre les participants du téléfilm. Chez Fassbinder, le cinéma doit bouleverser le public en dévoilant les conformismes que chacun accepte. Les actrices et acteurs tourmentés du film de Wackerbarth sont eux aussi capables de mettre en question les a priori des spectateurs, d’abord sur les personnages, puis sur des vies contemporaines où il faut apprendre à se vendre dans un casting permanent.