Lorsqu’Ernest Schoedsack et Merian Cooper s’attellent à la double réalisation de King Kong et des Chasses du comte Zaroff avec les mêmes décors, les mêmes acteurs et le même temps de tournage, ils sont probablement loin de se douter qu’ils vont donner naissance à un diptyque incroyablement influent pour le cinéma des décennies à venir. Si le tour de force cinématographique de King Kong est bien connu au-delà des limites de son genre, il n’en est pas de même pour les Chasses du comte Zaroff, film mythique, chéri des amateurs de fantastique. Il demeure pourtant que le legs thématique et artistique de ce film court va probablement au-delà de celui de son alter ego, King Kong.
Étrange destin que celui des deux films de Cooper & Schoedsack : voulus tous deux comme des variations sur le thème imposé du film d’aventure exotique dans la jungle, chacun des films a connu un destin certainement plus large que celui imaginé à l’origine. Que les fantastiques créations de Willis O’Brien dans King Kong assurent un retentissement remarquable au film, s’entend parfaitement, mais rien de tel ne vient différencier Les Chasses du comte Zaroff du serial d’aventure lambda de l’époque. Rien… Sinon une étourdissante maîtrise des mécaniques narratives, une ambiance incroyablement sombre, et une capacité à adapter la nouvelle de Richard Connell.
Ce qu’il y a de bien, avec le cinéma bis, c’est son absence parfaite de scrupule à reprendre ses thèmes dans des déclinaisons d’une passable improbabilité avec le plus parfait aplomb. Prenons le singe de King Kong : trois versions officielles, une myriade de films inspirés du principe (citons parmi d’autres La Revanche de King Kong, King Kong contre Godzilla ou l’assez inattendu White Pongo) – le tout pour un personnage devenu un mythe. On ne compte plus les films comptant des Frankenstein, Dracula, loups-garous, momies, et autres Adolf Hitler (si). Les Chasses du comte Zaroff, adapté de la nouvelle The Most Dangerous Game (« le gibier le plus dangereux » / « le jeu le plus dangereux » – l’ambiguïté pouvant très bien être voulue) de Richard Connell, partage avec The Last Man on Earth (Je suis une légende au cinéma) le privilège d’être la nouvelle (ou le concept sorti de celle-ci) certainement parmi les plus adaptés au cinéma.
Car le concept des Chasses du comte Zaroff, plus encore que son scénario à proprement parler, est ce qui a certainement séduit ses nombreux adaptateurs : le récit de chasse. Le comte Zaroff, mystérieux et excentrique dandy, vit entouré de quelques serviteurs sur une île isolée. Sa seule compagnie lui vient de naufragés qu’il recueille régulièrement – d’autant plus régulièrement qu’il s’arrange pour provoquer lui-même les naufrages. Ces survivants, l’un après l’autre, lui servent de partenaires de chasse : lui en tant que prédateurs, eux en tant que proie. Jusqu’au jour où lui arrive Robert Rainsford, chasseur réputé, et proie de choix pour l’esthète de la vénerie que se veut être le comte Zaroff.
Depuis ses remakes officiels jusqu’à Délivrance ou aux Yeux sans visage (Franju aura puisé dans le film l’inspiration pour la fin de son chef-d’œuvre), Les Chasses du comte Zaroff a ainsi influencé de par sa simple thématique tout un pan de son genre cinématographique. Mais à revoir aujourd’hui le film, on peut mesurer combien les slashers – avec tout ce que ce sous-genre a codifié – doivent au film de Schoedsack et Pichel. L’esthétique du film, variation étonnante sur le canevas du film d’aventure hollywoodien des 1920’s (avec d’impressionnante innovation, tel que le zoom arrière sur le visage de Zaroff lors de la chasse), devient rapidement plus sombre, plus ambiguë : l’aventure pure laisse la place à l’horreur, dans ce qui demeure l’un des films les plus démonstrativement terrifiants, aujourd’hui encore, de cette époque pourtant si timide en la matière.
Visuellement, le film se rapproche du ton à la fois onirique et inquiétant de son parent King Kong – grâce notamment à l’utilisation des mêmes décors. Ces décors, écrasants, alliés à une photographie nébuleuse et sombre, sont la demeure du comte Zaroff, dans laquelle officient de sombres factotums, déjà passablement sinistres. Mais le plus terrible de tous reste le comte lui-même, interprété par Leslie Banks. L’interprète du comte Zaroff n’est ainsi, parfois, pas sans évoquer Colin Clive dans Frankenstein, tant la folie semble réellement sous-tendre chacun des gestes de l’acteur. Mais tandis que Colin Clive, dont on a dit que sa performance devait beaucoup à ses rapports avec la drogue, campe un personnage habité et chaotique, Leslie Banks compose un comte affable, généreux et prévenant. C’est dans son intensité que se révèle la terreur qu’évoque le comte : sans autre artifice que son talent d’acteur, Banks évoque ainsi un homme des plus raisonnables, trop peut-être. C’est cette raison qui lui fait comprendre que, sa seule passion étant la chasse, il lui faut outrepasser les limites acceptées pour trouver un intérêt renouvelé à sa passion. Vénéneux dandy, le comte et son interprète font autant qu’on montage malin et qu’une photo splendide pour plonger le spectateur dans l’horreur.
Mais c’est l’utilisation des sous-entendus qui confère aux Chasses du comte Zaroff leur caractère le plus sombre, le plus terrifiant. Les scènes d’introduction du film plongent le spectateur à la fois dans l’incompréhension et dans l’expectative de ce qui va survenir : le chasseur Rainsford se vante de ses exploits, l’un de ses interlocuteurs le questionne : qu’eût-il fait, si les rôles de lui et de sa proie avaient été inversés ? Cette scène est précédée d’un énigmatique générique, montrant une main frappant à la porte de ce que nous découvrirons être la propriété du comte. Ainsi posé, l’intrigue du film fonctionne avec un effet de miroir : avec un sadisme parfait, les réalisateurs prennent le spectateur en otage. Si le personnage principal ignore ce qu’il adviendra de lui, le spectateur est rapidement amené à comprendre l’horrible piège dans lesquels le héros est tombé – et à partager la jubilation du terrible comte quant à la suite des évènements. L’image renvoyée par Schoedsack et Pichel est donc une image monstrueuse : celle de Zaroff lui-même. Non seulement il y aurait grand plaisir à s’identifier à l’élégant (même si hideusement balafré, une blessure réelle portée avec fierté dans sa carrière d’acteur par Banks), mais la construction narrative plonge le spectateur dans la délectation de la position du chasseur. Zaroff se moque bien des tourments de ses victimes – et le spectateur, quant à lui, se moque bien des horreurs qui lui sont proposées à l’écran, si tant est qu’elles répondent à son besoin de surenchère…