Documentaire sur les acteurs du réseau SNCF Provence-Alpes-Côte‑d’Azur, Cheminots filme les rouages et les impacts insidieux de la libéralisation du Chemin de Fer français. Après un siècle de travail au cœur du service public, la démarche se pose sous forme de constat : qu’en est-il du corps cheminot et de cette chaîne de travail qui jusqu’ici demeurait un modèle républicain tout en participant de la fierté de ses employés ?
Il n’existe a priori aucun qualificatif pour englober l’ensemble des employés des feus services publics EDF et France Télécom. La SNCF regroupe en son sein des cheminots qui, du guichetier à l’aiguilleur, du mécanicien au personnel chargé de la voierie, forment une entité, un corps social (familial) dont les valeurs de cohésion et de solidarité restent fondatrices. Outre les résistants cheminots qui ont fait l’honneur d’une page sombre de notre Histoire, des villes entières se sont bâties autour des infrastructures et autres associations de service public liées à la SNCF. Il faut les avoir vues se transformer pour constater que ces cités ferroviaires et ouvrières ne sont plus que des mondes ruinés et la mémoire d’un modèle qui a périclité sous les attaques d’une perpétuelle restructuration. Or, à l’heure de la réforme des retraites, des coupes budgétaires et du coût que représente un billet de train, l’image des cheminots a mauvaise presse, se voit écorner par les usagers mécontents. Comment en est-on arrivé là ? Qu’elles en sont les principales victimes ?
Structuré en trois parties où il s’agira de cerner les enjeux d’une privatisation et d’une ouverture à la concurrence, Cheminots prend le parti de filmer le quotidien d’un corps au travail. Mais il s’avère que l’ensemble n’a plus rien du groupe privilégié et soudé puisqu’il il doit faire face à l’abandon du marché FRET, l’intrusion du privé et d’un grand chambardement où les cadences s’intensifient, les tâches se segmentent. L’image de L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (marque de progrès) en miroir d’un TER nouvelle génération va se charger de convoquer l’histoire et de révéler l’importante mobilité d’un réseau et d’une société couverte jusqu’alors par le service public…
Or, dans les faits et par l’observation fragmentée d’une cellule au travail, cette mise en mouvement est freinée par l’avancée d’une politique marchande et d’un laisser-aller aux embranchements multiples. Cela va, pour la fin de la chaîne, de l’opérateur du service après-vente ID TGV qui doit répondre de l’indépendance de la filiale par rapport à la SNCF et l’imbroglio administratif que cela pose (remboursements…). Cela concerne le travail d’aiguillage des trains de marchandise, pris en otage par les convois de compagnies privées (Veolia) qui s’incrustent, usent du rail public (du contribuable donc) et figurent un mal qui dérèglent tous les rouages de la chaine. Tous les secteurs y passent et l’ensemble fonce droit vers ce qui a déjà fait dérailler le modèle anglais (privatisé puis renationalisé, révèle le réalisateur de The Navigators, Ken Loach…).
Même si Cheminots a, dans son souci d’observation quasi organique, pour objet de donner à voir un maillage et ses unités dévalorisées, le documentaire pâti d’un manque de distance. En s’attardant parfois un peu trop sur les discours de chacun, en faisant l’économie de décrochages où l’image se désolidariserait des témoignages pour travailler les rapports train-cinéma, on pourra juger son manque de souffle et sa crainte d’instaurer des partis pris esthétiques. Par ailleurs, et même si l’on pourra entendre Ken Loach et le résistant Raymond Aubrac, il manque à Cheminots des intervenants qui par leur autorité auraient pu créer des respirations et donner plus de hauteur à la situation. Enfin, avec son image de qualité moyenne, il faut bien avouer que la distinction entre documentaire de cinéma et télévisé peine parfois à se faire jour face au grand écran.
Malgré cela, la plongée dans l’univers de la SNCF permet de saisir une réalité alarmante à bien des égards. Cheminots a la pertinence de cerner les symptômes et les stigmates (lassitude des visages) d’une entreprise qui, sous couvert d’un marché concurrentiel, fait courir des risques immenses à ses usagers tout en détruisant les liens d’une communauté qui ne se reconnaît plus et voit ses valeurs voler en éclats. C’est peu dire alors que l’image en appelle d’autres et reflète bien les conditions de travail contemporaines et d’une mécanique ultralibérale.