Réalisateur de publicités et de clips vidéo, l’Islandais Ragnar Bragason signe en 2006, son premier long métrage, Children. Un film fiévreux, où la violence, le mensonge, caractérisent la vie étouffante d’enfants et d’adultes au bord d’un précipice, dans un monde où ils ne sont compris que par eux mêmes.
Children surprend autant par son agressivité cathartique que par sa forme, sa liberté de ton, et ces portraits subtils de personnages perdus, dans une indifférence générale. Leur dégoût de la vie donne lieu à des situations cruelles, frénétiques, dues à des sentiments trop longtemps exacerbés, qui ici, éclatent au grand jour dans une furie moribonde, un cri de désespoir lancé au sommet d’une montagne, qui aurait pour réponse un simple écho. Entre un souffre-douleur, un schizophrène jaloux, une mère célibataire irresponsable, une autre vieille veuve devenue amoureuse, et un père mafieux en quête de repentance, les enfants n’ont pas vraiment choisi leur famille. Mais, patients, ils vivent avec et outrepassent les difficultés, avec une innocence bafouée.
Tout commence avec Gardar. Ce rebelle en mal d’amour, fil d’Ariane du scénario, nous mènera aux autres personnages. Pour introduire ses acteurs, Ragnar Bragason utilise une manipulation déjà vue, mais bien ficelée : l’inconnu du plan précédent se retrouve dans le plan suivant au milieu de ses habitudes et s’insère tant bien que mal dans l’aventure. Les histoires se croisent, s’entrecroisent à la manière d’Iñárritu, comme des poupées russes, les maux se correspondent entre chaque plan. Le mal de vivre semble ainsi contagieux, palpable. Les destins se brisent, dans les cris, la douleur, à coup de poings, à coup de sang. D’ailleurs le noir et blanc qui relève bien plus d’une question économique que d’un choix esthétique, adoucit et minimise les actes sanglants en gardant des intonations angoissantes et oppressantes.
Children se propose donc de voyager dans la vie de personnages en perte de repères, et pour s’accorder à leur mal être, la mise en scène semble désordonnée, balbutiante, les plans se succèdent sans de véritables raccords, comme des souvenirs mal assemblés. Le style dérange, perturbe, mais séduit. Dès la première scène, Ragnar Bragason choisit la franchise. Le film s’ouvre sur un endroit méconnaissable, impossible à situer, l’important n’est pas là, mais dans cette voiture qui squatte au beau milieu de nulle part. S’y trouve Gardar accompagné d’un ami aussi ingénu que son lui. Le premier tente un discours absurde visant à démontrer l’intelligence de son chien mastodontesque (sagement assis à l’arrière, entre les deux hommes), face aux autres chiens d’Islande. Le plan rapproché, immobile, imperturbable devant ce flot de bêtises, entretient ce comique de situation, et confère à ces personnages une allure inoffensive. La surprise est de taille quand, au plan suivant, les deux paumés sortent de leur voiture pour frapper à la porte d’un homme qu’ils tabasseront quelques minutes plus tard. Ce contraste est volontaire, le réalisateur veut être direct, n’use d’aucune fioriture et lance le ton du film : l’anarchisme, l’imprévisible, l’insoupçonnable derrière des allures angéliques. Tout au long du film, une tension demeure, une violence latente, un fil tendu qui peut se rompre brutalement, sans aucune raison, hormis la folie. Ragnar Bragason filme chacun de ces anti-héros dans une situation qui les caractérise, qui les définit tels qu’ils sont. Aucun secret, rien que la vérité. Et cette vérité effraie par sa fausse désinvolture, ces nerfs qui à tout instant peuvent lâcher une violence insatiable. La folie se mêle à la raison. Ces gens ne sont pas fous, puisqu’ils ont conscience de l’horreur de leurs actes. Leur sentiment de culpabilité les sauve d’un comportement obscène et impardonnable.
Children s’attache avant tout à montrer les drames de l’enfance, à travers ceux-là même qui la vivent, des bambins délaissés dans un univers d’adultes incapables de leur offrir une stabilité, juste dignes à leur insuffler les misères d’une vie qu’ils portent sur leur épaules, un fardeau qu’ils transmettent involontairement à la génération qui suit. Derrière cette perte de repère cette perte de soi, il y a pourtant de l’amour, de l’affection cachée dans des regards appuyés à l’aide de quelques plans rapprochés, de regards hagards, autant emplis de sensibilité, d’empathie, que d’effrois et de tristesse.
Ces enfants se cachent pour entendre leurs parents se disputer ils feignent l’ignorance devant ce spectacle désopilant. De leur chambre, ces petits voyeurs les observent, l’œil collé à la serrure, et cherchent, en vain, à comprendre ce qu’il se passe dans le monde des grands, tentent de fuir ces cris, ces vociférantes injures sorties de la cruauté des couples divorcés gorgés d’une rancœur contagieuse. Les mains sur leurs oreilles, voilà leur seul stratagème pour se parer des brutales attaques face à leur devenir. Ils dissimulent leur peur d’être rejetés, de ne plus être aimés : tel Gudmundur terré dans son lit, témoin d’une violente altercation entre son beau-père et sa mère, Karitas. Ragnar Bragason le filme en plongée, enfoui dans son lit, pour recroqueviller davantage cet enfant devenu bien vite autonome, victime d’une mère surmenée, adolescente-célibataire à bout de parcours, incapable de s’assumer et donc de prendre en charge ses quatre progénitures. Comble du paradoxe, Karitas exerce la belle profession d’infirmière : inapte à s’occuper des siens, elle soigne les autres.
Gudmundur a un ami aussi perdu que lui : Marinó. Cet handicapé schizophrène, vit seul avec sa mère. Ólafur Darri Ólafsson, acteur charismatique, donne à ce personnage un aspect antithétique et attachant. Marinó, grand enfant sous la peau d’un adulte au physique gargantuesque, tente sans succès d’arrêter de fumer, collectionne les pages nécrologiques, joue au bingo avec sa mère, au foot avec Gumundur et fugue avec son poisson rouge. Il parait doux, si doux ce grand dadais, que le jour où il cogne violemment Gardar, il choque, bouleverse et redonne un autre revers tragique à Children. Marinó ne supporte pas une tierce personne entre lui et les autres. Enfermé dans un simple complexe œdipien, cette claustrophobie se dessine dans la mise en scène. Bien qu’il se retrouve souvent avec sa mère, filmés côte à côte, face à face, ils demeurent néanmoins séparés par une ligne invisible (la télévision, une table, un jeu), une frontière du silence, de la solitude et de la pudeur. Un langage partagé par les autres personnages, une sorte de dénominateur commun. De temps à autre ils échangent des banalités, des recommandations affectives de petits vieux. Ce cloisonnement favorise et entretien les cachotteries et annonce l’événement dramatique : la mère de Marinó décide de refaire sa vie avec un autre homme. Marinó refuse ce changement. Il commence à mentir, à se cacher dans des faux semblants, faisant mine d’avaler ses antidépresseurs pour les recracher dans la salle de bain, un subterfuge bête de simplicité, appuyé par la plongée. Il est vrai que dans Children, les mensonges sont simples, comme des jeux d’enfants.
Dans cette recherche de soi, des autres, les personnages vivent dans un environnement fade. Rien ne peut obstruer la vision du spectateur, aucun décor ou presque, un vide à l’image du désespoir où s’enferment ces anti-héros. Les lieux deviennent familiers à mesure d’être vus, même si l’ordre spatio-temporel reste peu défini. Ces lieux correspondent néanmoins à l’image du malheur qu’ils véhiculent. Les performances des acteurs sont remarquables, pleine d’authenticité, des pulsions fauves empreintes de gravité, notamment celle de Marinó. Seule ombre au tableau, le dénouement final. Après nous avoir baigné tout au long du film dans un tragique tourbillonnant, à des cas sociaux tout autant révoltés que résignés, les réconciliations viennent affadir, couper le souffle, à un film qui vaut bien plus qu’une chute ô combien décevante.