Le Caire, été 2013. Peu de temps après la destitution du président Mohamed Morsi par un coup d’État militaire, de violentes émeutes opposent les partisans de sa faction politico-religieuse (les « Frères musulmans ») et ceux de l’armée. Sur cette base historique, Clash de Mohamed Diab (connu en Égypte pour son implication dans la révolution de 2011) tisse un faux huis-clos au sein d’un fourgon cellulaire où sont jetés des individus des deux camps. Faux huis-clos, parce que si pendant tout le film la caméra se meut rigoureusement entre les quatre cloisons du véhicule, elle ne se prive pas, à l’instar des prisonniers, d’observer le monde extérieur par ses ouvertures : ses fenêtres à barreaux, mais aussi — ironiquement — la porte que les gardiens ont laissée ouverte (à cause de la chaleur, et parce que l’agitation alentour ne leur laisse que ce moyen de les surveiller) et que les prisonniers, par soumission à l’autorité ou pour ne pas donner de prétexte à la répression, n’osent franchir.
Fourgon-cinéma
C’est que le film de Diab est plus malin qu’il n’y paraît (et plus que son précédent et premier film, Les Femmes du bus 678). Là où l’on pouvait attendre (et craindre) que, muni de son principe spatial et de son panel sociologique en guise de personnages, il se cantonne au petit théâtre en vase clos d’une Égypte au lendemain bien amer de son « printemps » politique confisqué, le voilà qui rend ces personnages acteurs et témoins impliqués des événements en cours, nous offrant de nous placer à leur niveau d’observation. Si le fourgon s’avère une prison somme toute virtuelle (les occupants participant à leur propre enfermement - comme une métaphore de l’impasse où se trouvent les aspirations démocratiques égyptiennes), il s’offre surtout comme une lucarne, voire un écran, d’où l’on peut regarder le monde et mettre en scène des situations semblant tirées de fictions de genre : film d’action, film d’exil, film policier, voire film d’horreur. En termes de mise en scène, en particulier, ces fenêtres et cette porte agissent comme des sources idéales de hors-champ, non seulement au-delà des bords de ces cadres dans le cadre, mais aussi dans le sens de la profondeur, puisque tandis que l’on regarde par une telle ouverture, ce qui se passe en dessous de l’angle de vision relève d’un espace inconnu. Cela fonctionne notamment bien dans une scène où des occupants du fourgon communiquent dans l’urgence avec ceux d’un autre fourgon stationné à côté : les deux habitacles semblent séparés par un gouffre où l’on n’oserait baisser les yeux. Dès lors, le parcours laborieux du fourgon à travers une ville en plein chaos devient un thriller véritablement permanent, et la tension attendue à l’intérieur, entre Frères musulmans et pro-militaires, pèse peu au regard de celle générée constamment de l’extérieur.
Le Chaos
C’est un paradoxe intéressant de Clash : les clivages évidents, savamment scénarisés, qui règnent au dedans ont quelque chose de rassurant, comparés au magma difficilement discernable de violence qui les ballotte du dehors. Entre ces cloisons, les archétypes sont ostensibles (la petite frappe, la femme à poigne, l’imam intégriste, le journaliste à moitié américain, la jeune fille voilée, etc.) ; mais au moins tout le monde, personnages comme spectateurs, sait qui est qui, et puis nonobstant leurs différences ils se retrouvent tous habités par la même crainte sourde qui les fait demeurer ensemble dans cette prison ouverte, à la merci des événements. De ce qui se passe dehors, en revanche, on ne peut que ramasser des fragments, tâcher d’identifier la faction des individus qui se manifestent, on ne sait jamais quel camp sera le prochain à déclencher un incident mettant le microcosme en danger, et ce jusqu’à un chaos final indescriptible où l’on reconnaîtra plus rien ni personne, mais qui emportera tout et tous. Des manifestants utilisent des marqueurs lasers pour aveugler leurs adversaires ; mais ironiquement, c’est tout le monde — toute la société ? — qui devient progressivement aveugle et incontrôlable, au point que même une prison, avec ses murs bien tangibles, pourrait devenir le seul repère de salut. Le fond de la désillusion politique du film se trouve sans doute là. Peu importent les responsables que l’on puisse désigner par leurs étiquettes politiques pour cette situation : le pire qui puisse arriver, ce pourrait être que personne ne reconnaisse plus personne.