On connaît la truculence mais aussi la surréaliste poésie de La Voie lactée (1969) que Buñuel consacre au chemin de Saint Jacques de Compostelle dans une veine caustique et satirique. La voie lactée, campus stellae, est la manière par laquelle saint Jacques aurait indiqué à Charlemagne la direction précise du chemin…
La marche, qu’elle soit d’ordre séculier, profane, avec la randonnée, ou d’ordre régulier, sacré, avec le pèlerinage, fait l’objet d’un intérêt massif depuis plusieurs années comme en témoignent les nombreuses parutions récentes d’ouvrages consacrés au sujet, si l’on pense à Antoine de Baecque notamment dans La Traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée (Gallimard, 2014) ou encore à Axel Kahn dans Pensées en chemin. Ma France des Ardennes au Pays Basque (Stock, 2014). Si « l’homme qui chemine va plus vite avec la tête qu’avec les pieds » comme l’énonçait Léonard de Vinci dans ses notes, c’est que la marche est bien un lieu de pensée. Ce cinématisme mental est ce qui l’apparente de plus près au défilement cinématographique, et à sa « marche », requérant la spécificité de son traitement au cinéma.
Méli-mélo symbolique
Compostelle. Le chemin de la vie est le premier long-métrage de Freddy Mouchard qui réalise par ailleurs des webséries et des documentaires historiques, ce qui est manifeste dans le style adopté. Ce documentaire sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle (ou plutôt jusqu’à Finisterra) prend une forme patchwork assemblant des vues cinématographiques avec des croquis et dessins (sans doute la meilleure part), des lettres en train de s’écrire, des marionnettes, des jeux d’enfants (jeu de l’oie, marelle, cubes,…), un film en super 8, des séquences d’un kitsch naïf et « New Age » avec des enfants courant dans les bois ou à bicyclette (avec gros plan de pied sur la pédale ?)… Le tout associé par des voix off en continu et/ou de la musique. On ne verra donc jamais ceux qui parlent ni ceux qui font la trame du récit.
Au sein de cet assemblage bigarré se laisse appréhender un pesant symbolisme qui empêche une simple vision du film et dont celui-ci, dès la séquence d’ouverture se fait l’aveu : au sein d’une forêt au vert surréaliste, nous sommes placés dans une inquiétante étrangeté, que la caméra flottante de Freddy Mouchard va toujours chercher en avant, donnant un sentiment de vertige.
De ce symbolisme accablant, le dessin de saint Georges terrassant le dragon est le signe, rendant compte de l’épreuve du chemin figuré par un fameux labyrinthe, celui-là même inscrit sur le sol de la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle, et que Freddy Mouchard représente avec insistance ici ou là, tout comme la métaphore du jeu de la vie, véritable péché mignon virant au grotesque.
Seuls les animaux semblent réchapper de ce méli-mélo symbolique, et notamment un magnifique gros plan d’escargot qui avance en temps de pluie, mais dont l’analogie avec le pèlerin soulignée par la voix off est, ici encore, de trop.
« A Whiter Shade of Pale »
Une séquence semble échapper, dans une très relative mesure, à ce dispositif pesant et maladroit en travaillant une analogie pourtant fructueuse et intéressante. À Conques, un pèlerin fait mention des célèbres vitraux de Soulages (non cité cependant) dans la cathédrale Sainte Foix de Conques qu’il trouve « très laids ». Puis, il raconte être revenu le soir et avoir entendu jouer à l’orgue « A Whiter Shade of Pale » de Procol Harum. Se sont alors levées en lui les images de son enfance au moment où il avait entendu pour la première fois ce tube à la fin des années 1960, images que l’on voit insérées en super 8 au sein d’un cadre noir. Celles-ci s’intercalent entre des vues de l’intérieur de la cathédrale et de ses vitraux. Ce montage alterné rend en effet compte de l’analogie entre le dispositif du vitrail et celui du film, même si, ici, c’est la musique entendue au sein de la cathédrale qui a fait se lever des images (mentales). Il n’en reste pas moins que la séquence rend compte du potentiel cinématographique de la cathédrale et de ses vitraux, ainsi que de la musique elle-même propice à une dissipation des contours et à la surimpression – et ici, ce dont rend compte a fortiori le titre « A Whiter Shade of Pale » même. On regrettera cependant outre l’insistante voix off, la bobine qui tourne (sic), ainsi que la citation de Rimbaud sur la liberté qui vient s’écrire sur la dernière image fixée. Freddy Mouchard prolonge ultérieurement cette inspiration liée aux vitraux dans une séquence au sein de la cathédrale de León qui s’attache à ces pans multicolores et lumineux un court moment.
« Le chemin se fait en marchant » nous est-il rappelé, et il est avant tout un lieu de cohabitation et de relation : le documentaire de Freddy Mouchard filme ce chemin, des chemins, et des relations. Mais la trame est incessamment parasitée par des dehors nombreux et symboliques qui empêchent d’adhérer au projet, aussi sincère soit-il dans sa démarche, et partant empêchent le film d’être ce lieu de relation et de cohabitation entre des images, des voix, des sons, et bien plus encore. Si le pèlerin est étymologiquement celui qui dépasse les limites de l’espace, n’est pas peregrinus cinématographique qui veut. Ici, rien ne se passe tout court.