Au cœur de l’été dernier, la redécouverte en salles de l’œuvre de Bill Douglas fut pour beaucoup une formidable claque. Trente-cinq ans après son achèvement, la trilogie My Childhood / My Ain Folk / My Way Home obtenait enfin une juste reconnaissance sur les écrans français, révélant le talent brut d’un cinéaste britannique prématurément disparu et trop longtemps oublié. Dans ces trois films, personnels et douloureux, l’auteur revisitait sa jeunesse malheureuse sous le ciel gris d’Écosse, au fil d’un récit sombre et lacunaire. Abandonné au milieu des terrils, le petit Jamie cherchait désespérément un ami, et finissait par trouver le salut dans la rencontre fondatrice avec un compagnon de service militaire. Délaissant l’autobiographie pour traiter un fait historique, Comrades offre un profil moins âpre, mais creuse avec obstination le même sujet : la quête d’une fraternité humaine par-delà la souffrance, la misère et la solitude – ou comment transformer la rage en amour.
« How can we live on eight shillings a week ? »
1834, dans un village au sud de l’Angleterre. Épuisés par leurs conditions de travail, des laboureurs exigent une meilleure rémunération et se révoltent contre les propriétaires terriens. Pour obtenir gain de cause, ils choisissent de s’unir et créent une organisation, préfigurant l’essor du syndicalisme. Au terme d’une parodie de justice, six membres sont arrêtés et déportés en Australie. Pendant trois heures, Bill Douglas retrace l’aventure de ces « martyrs de Tolpuddle » avec grâce et sincérité. Malgré une reconstitution soignée, il évite parfaitement l’écueil de la fresque en costumes et s’en tient dans un premier temps à une chronique patiente. Par touches discrètes, autour d’une galerie de personnages joués par des comédiens méconnus, il parvient à faire exister une communauté solidaire, sans verser dans le pathos ni le folklore. Dans un décor brumeux, à la fois réaliste et onirique (toits de chaume, sentiers boueux, intérieurs austères et paysages majestueux), les instantanés de la vie quotidienne s’enchaînent, tantôt rugueux tantôt joyeux.
Bill Douglas frappe encore par la précision de ses cadrages : leur composition limpide répond à un discours politique très frontal (voir la sécheresse de ces plans où les insurgés soutiennent le regard de leurs maîtres et leur adressent face caméra un geste de défi). Il confirme également son aisance pour le découpage, isolant souvent un visage dans le groupe, marquant son goût pour le détail, ou provoquant certains effets de rupture (ainsi le rire incongru d’une enfant qui vient trouer le silence après le chant mélancolique d’une jeune femme au cours d’une veillée). Après le noir et blanc charbonneux de la trilogie, Bill Douglas passe avec succès à la couleur et porte une attention constante à l’éclairage : sa peinture du monde rural, baignée de clair-obscur, de lumières jaunes et de tons fatigués, évoque par endroits les tableaux de Jean-François Millet.
Les forçats de la faim
La seconde partie – amorcée par un splendide balayage cartographique en guise d’entracte, amenant doucement le spectateur de la Manche à Botany Bay – entraîne le film dans une nouvelle direction et lui donne toute son ampleur. Sous un soleil écrasant, les forçats effectuent leur peine dans le désert aride, et le scénario prend un virage épique. Cette arrivée en Australie suscite la même sidération que le départ vers l’Égypte au seuil de My Way Home, avec un soudain changement d’ambiance, de style et de climat. La mise en scène se resserre, devient plus tendue. Des ellipses fulgurantes soulignent la cruauté de cette détention : à la folle évasion d’un prisonnier succède immédiatement son retour au camp ligoté. Le montage accentue la violence des situations avec un vrai sens de l’épure : des gouttes de sang zèbrent le sol craquelé après le claquement d’un coup de fouet ; un vautour dévore la carcasse d’un garde-chiourme tandis que son chien s’enfuit vers l’horizon. Dans cet univers terrifiant émergent pourtant des moments de beauté : les discussions entre le jeune Charlie et George Loveless, tête de proue du mouvement, rappellent la filiation entre Jamie et le soldat allemand dans My Childhood.
Aussi engagé soit-il (et il fallait du courage pour tourner ce film en plein thatchérisme), Comrades ne ploie jamais sous la démonstration car Bill Douglas lui insuffle sa patte grâce à une idée fabuleuse : à l’étude minutieuse d’un progrès social se mêle une paisible relecture des origines du cinéma. Dès le prologue, nous suivons les pas d’un montreur d’ombres venu présenter ses tours aux habitants. Ce témoin itinérant prendra dans le film de multiples facettes, toutes incarnées par le même interprète (Alex Norton), ponctuant l’histoire par ses diverses inventions merveilleuses, de la lanterne magique à la photographie. Collectionneur acharné de machines optiques et d’archives, aujourd’hui réunies dans un musée à Exeter, Bill Douglas témoigne ainsi de toute sa passion pour un art capable de transfigurer le réel sans oublier ses racines populaires.