Dans le vide d’une école primaire laissée à l’abandon, un homme descend un escalier sans fin ; il s’agit d’un inspecteur de police à la recherche d’un dessin d’enfant, dernier témoignage qui permettrait d’identifier l’assassin d’une petite fille tuée quelques jours plus tôt dans une forêt environnante. L’intérêt de la scène, située au début de Crépuscule, réside dans la durée du plan, suffisamment long pour que l’ombre qui envahit l’écran devienne étouffante. Mais l’étirement de la temporalité se dote aussi d’une fonction métaphorique : à l’image de cette séquence, le film sera une plongée dans les abîmes. En s’inspirant lointainement de La Promesse de Friedrich Dürrenmatt, que Sean Penn adaptera quelques années plus tard avec The Pledge, György Fehér (collaborateur de Béla Tarr et producteur du Tango de Satan) s’intéresse moins à la progression de son enquête policière qu’à la représentation, quasi fantastique, de l’emprise du Mal sur une petite communauté rurale et isolée. Du film noir attendu, Crépuscule glisse immédiatement vers la métaphysique, par l’entremise du « Magicien », le personnage de tueur d’enfants qui sévit dans la région : colosse inquiétant vêtu d’un imperméable et d’un chapeau mou, il constitue une sorte de synthèse mythique des figures hallucinées inventées par les cinéastes de la République de Weimar (Mabuse, le Golem, le tueur de M le Maudit) pour donner corps aux grandes angoisses de l’époque – antisémitisme, xénophobie, violence sociale. À l’heure où la République démocratique de Hongrie, en 1989, sortait de la dictature, Féher a tourné paradoxalement son regard vers les vestiges du nazisme (le film se déroule dans les années 1930), dont la menace plane comme une ombre sur les habitants du village – comme le confirme la présence surplombante d’une statue d’aigle à côté de la scène de crime.
Pour figurer cette lutte éternelle du Bien et du Mal, la mise en scène adopte, assez classiquement, une esthétique contrastée de l’ombre et de la lumière en noir et blanc. Un plan récurrent, qui montre le disque diaphane de la lune masqué par de sombres nuages, annonce d’emblée l’issue déceptive de cette enquête impossible. Lors d’une scène d’interrogatoire, les déplacements d’un policier, dont le visage occulte par intermittence une lampe électrique, rejouent cette idée : face aux témoignages contradictoires et au silence du suspect, la lumière de la vérité ne parvient pas à percer les ténèbres de l’omerta. Au diapason du hiératisme de l’ensemble, le jeu des acteurs se pare d’une austérité revendiquée, entre silences pesants enrobant les répliques comme un linceul et échanges alternant cris et chuchotements. La modernité revendiquée de Fehér se pare ici d’une forme de maniérisme (difficile de ne pas penser à Bergman ou à Tarkovski) qui parvient de manière inégale à distiller un trouble. À coups de travellings latéraux et de plans zénithaux, dont l’usage relève du système, Fehér essaye sans y arriver tout à fait, d’esquisser un univers vu depuis le point de vue du Diable, qui infiltrerait les âmes comme les bicoques pourries le sont par la pluie et par la brume.
Le véritable trouble du film se loge dans un cri jaillissant au milieu du récit. Au cours d’un long plan fixe sur le visage impassible d’un paysan (peut-être s’agit-il de l’assassin ?), un hurlement perce l’image ; c’est celui de son épouse maltraitée et bientôt agressée par l’homme à la mine patibulaire. Aucune explication ne vient légitimer cette irruption soudaine, sinon le désir du cinéaste de montrer comment la violence s’infiltre, sans crier gare, dans le quotidien des personnages. Les meilleures séquences de Crépuscule reposent sur cette manière de faire apparaître un élément jusqu’ici laissé hors-champ et dont le surgissement, grâce au travail de la durée, suffit à faire événement. Qu’il s’agisse de la silhouette massive de l’inspecteur, d’un visage révélé au terme d’un champ-contrechamp ou d’un arrière-plan immense que dévoile un lent travelling dans une maison, la surprise suscitée par ces éclats nourrit le sentiment que le monde est définitivement beaucoup plus dangereux, inquiétant et fou qu’il ne le semblait de prime abord.