Montgolfière d’argent et Prix du Jury Jeune
« 108 », c’est le nombre d’homosexuels qui furent arrêtés et torturés sous la dictature d’Alfredo Stroessner, dans les années 1980 au Paraguay. Bien des non dits demeurent autour de cette période. Renate Costa revient à Asunción où elle est née, pour éclaircir le mystère entourant la vie et la mort de son oncle, Rodolfo Costa, il y a dix ans. Rodolfo qui, refusant de devenir forgeron comme son père et ses frères, avait choisi de devenir danseur. Rodolfo qui fit partie des 108 homosexuels humiliés et torturés par le régime dictatorial. Pour mieux comprendre qui il était, Renate interroge les gens qui l’ont connu, travestis, professeur de danse, voisins… Chacun témoigne, parfois dans l’émotion des souvenirs. « Je te raconte comment il était avant sa mort, je ne t’explique pas » précise une voisine, soulignant la fragilité de l’enquête, la distance qui demeure entre la subjectivité, les interprétations, et la vérité.
La cinéaste s’implique à tous les niveaux. Elle commente en off son enquête, sans faire fi de sa dimension affective ni des difficultés qu’elle rencontre (elle admet que des travestis qu’elle aperçoit dans la rue auraient sans doute des choses à lui apprendre, mais qu’elle n’ose pas aller vers eux). Renate ne se présente pas comme une inquisitrice courageuse « mettant le doigt où ça fait mal », elle assume de devoir aussi composer avec ses faiblesses. Les questions qu’elle pose sont parfois orientées, et on la voit de temps en temps apparaître à l’écran : qu’elle console un homme pleurant en parlant de Rodolfo ou que le cadre s’attarde sur son visage, nous sentons bien la composante émotionnelle de son enquête.
Le film réussit bien à rendre inextricables l’intime et le politique, à évoquer la période dictatoriale via la vie qu’a menée Rodolfo, vie déviante devant rester cachée, vie violemment condamnée. Si la dictature n’est plus aujourd’hui au Paraguay, les plaies qu’elle a ouvertes ne semblent pas complètement refermées : l’un des hommes ayant connu Rodolfo préfère ne pas apparaître à l’image par peur du regard des autres, des tags contre les crimes répressifs demeurent sur les murs, l’évocation de la période Stroessner est toujours douloureuse. En tentant d’approcher un défunt, Renate s’approche du passé de son pays, et de ses résonances dans le présent.
L’enquête est aussi un émouvant échange entre un père et sa fille, l’une interrogeant souvent l’autre. Homophobe convaincu, le frère de Rodolfo ne sait visiblement pas grand-chose de la vie de ce dernier. Parce qu’il n’a jamais voulu voir, on le devine, parce qu’il préfère la facilité de l’ignorance. Il ne cherche d’ailleurs pas à savoir précisément sur quoi sa fille est en train de faire un film. Les échanges entre Renate et lui peuvent être assez tendus. Elle s’insurge contre son intolérance homophobe, elle lui reproche d’être incapable de parler d’intimité (foi, Église, maximes, sont pour le père de commodes outils de fuite). Mais la tendresse, la tolérance et l’amour dominent la relation. Renate redoute d’apprendre à son père le résultat de son enquête (Rodolfo a été emprisonné et torturé). Elle a choisi la lucidité douloureuse au confortable aveuglement, mais de quel droit l’imposer à son père ? Le film s’achève sur une scène forte, où tous deux se font face, dans le silence suivant la révélation. Si Renate à la fin s’en va libérée, prête à aller de l’avant, elle laisse ouverte la question de ce qu’il advient de son père qu’elle a contraint à ne plus fuir.
Cuchillo de Palo est un film mélancolique avançant comme sur un fil, précautionneusement. La cinéaste nous entraîne avec délicatesse dans son enquête, qui s’ouvre progressivement, de l’intimité à l’historique, du passé à l’actuel, d’une histoire de famille à la question du rapport à l’Autre, à la Différence.