Avec un nom pareil à une œuvre lisztienne, le réalisateur Juan José Campanella propose un film au scénario assez huilé pour les Oscars et à l’intrigue policière parfaite pour le festival de Beaune. Qu’il remporte la mise dans ces deux compétitions n’étonne personne. Dans ses yeux en appelle à la mémoire des Argentins face à un lourd passé politique et, bien que ce louable message souhaite être vu et entendu, aucune réflexion cinématographique n’accompagne cet honnête plaidoyer.
Dans ses yeux s’interroge sur la définition de la justice argentine en se remémorant un passé bien enterré pour mieux éclairer un présent amnésique. Il y a deux idées fondamentales ici. La première consiste à penser que la vérité ne se trouve pas dans un système judiciaire impeccable mais à travers les actions d’un peuple devenu justicier ce qui illustre ce verset : « an eye for an eye, a tooth for a tooth ». Enfin, il y a ceux qui ont préféré oublier ces terribles années d’oppression, voiler les massacres d’une dictature, s’inventer des préceptes, comme celui prononcé par un personnage du film : « Ce n’est pas une vraie justice mais c’est une justice. » Quelles images archaïques et démoniaques que celles de la justice dans ce film ! Vaine, stérile, ponctuée de guerres internes et manigances en tout genre, le bien commun s’efface au profit d’intérêts personnels, d’imbroglios administratifs et de paresse humaine. Les préjudices s’accumulent sur le bureau de nos protagonistes. Ces âmes charitables impuissantes se retrouvent face à la corruption du pouvoir argentin et démontrent qu’au royaume des Hommes toutes les bonnes intentions ne mènent guère au paradis.
Si Juan José Campanella n’apporte aucune originalité de mise en scène dans son film, il aborde néanmoins un point de vue essentiel : celui de la mémoire. Doit-on revenir sur son passé pour mieux éclairer son présent ? Bien sûr, ce thème classique et la démarche introspective amènent des concepts connus de la psychanalyse. Mais dans un pays meurtri par un système politique instable et criminel, la question du passé, des morts laissés derrière soi, turlupine bien des esprits incapables d’oublier, comme notre héros, Benjamín Esposito (Ricardo Darín, l’Édouard Baer argentin).
25 ans après, il se souvient d’une histoire de meurtre non classée par ses services. Une histoire ordinaire devenue inoubliable. Une jeune femme se retrouve assassinée après avoir été violée par son ravisseur. Fasciné par la dévotion amoureuse que porte le veuf à sa concubine décédée, Benjamín, en mal d’amour, se charge de l’affaire et va, bien sûr, y laisser des plumes. Flash-backs et retours au présent se mélangent pour créer la matière du roman que Benjamín consacre à cette histoire. Le réalisateur mêle les intrigues (amoureuses et policières) à la fois pour capturer l’attention de son spectateur mais aussi pour relier sa mémoire à l’amour d’une femme, d’un pays et de la justice. Le souvenir alimente donc une bonne part de ce film. Les transitions entre la mémoire et la vie réelle s’opèrent sans difficultés puisque le réalisateur veille à relier chaque séquence par un raccord son ou regard. S’il y a donc une réussite dans ce film, c’est bien celle là. Et celle-ci : l’ironie des dialogues et des situations amène son lot de cocasseries séduisantes. Lieux communs, sentiments mielleux, situations convenus, en se moquant du lyrisme de Benjamín (écrivain décomposé devant sa feuille blanche, pensant qu’un bon cigare pourra lui offrir l’inspiration nécessaire), Juan José Campanella ironise sur les dons d’écriture de son héros autant que sur ses qualités de metteur en scène. Le pathétisme que Benjamín déploie dans son écriture rime avec la lourdeur du montage et de cette fusion émane une douce goguenardise.
Après ces deux bons points, le reste n’a guère bonne allure. Ce film ni tout à fait noir, ni tout à fait polar se déroule avec un classicisme barbant, amenant une profusion de détails inutiles. Nos héros, encore une fois, ne sont pas des super héros. Benjamín a pour seul compagnon et ami, son collègue alcoolique à binocle, Pablo Sandoval (le célèbre comique Guillermo Francella). Quand les deux compères se lancent dans une course poursuite à la recherche du coupable, nul doute qu’ils ne sont ni du FBI ni de grands sportifs. Il va falloir ruser, un enjeu que le scénario maîtrise tant il veut résoudre toutes les énigmes. Ce désir si grand de vérité prenant sa source chez Benjamin (et chez le réalisateur) se traduit par une mise en lumière sur des parties de l’histoire qui gagnaient à rester dans l’ombre. À force d’avoir réponse à tout, l’action se ralentit, l’ennui commence et se prolonge à l’écoute d’un requiem interminable, presque identique et bien moins sublime à celui d’un grand génie autrichien, Mozart.
Vainqueur de l’oscar du meilleur film étranger cette année (en 1985, l’Argentine est aussi primée avec La Historia Oficial de Luis Puenzo), Dans ses yeux revient sur un pays « sans passé », où le sens du déni condamne un peuple et son gouvernement à reproduire, faute de repentance, une marche voilée vers la liberté. La question du pardon hante ce film et rappelle l’influence du catholicisme dans la politique du pays (jusqu’en 1994, les plus hauts dirigeants devaient être catholiques). Dans ce brouillard, un seul être avance à contre-courant, entouré de martyrs, portant avec lui une mémoire qui est autant la sienne que celle de son pays. Il faut saluer cette introspection d’un cinéaste engagé qui ne cherche pas à reconstituer une fresque historique (une seule brève allusion à l’élection d’Eva Perón). Au contraire, il préfère donner une allure consensuelle à sa mise en scène pour permettre d’engager la discussion, en douceur, sur des sujets tabous. Si « l’Argentine ne s’étudie pas à Harvard », le cinéma peut tenter sa chance.