Pour qui se souvient de 17, rue Bleue, le premier long-métrage de Chad Chenouga (2001) déjà largement autobiographique, De toutes mes forces pourra au premier abord apparaître comme une nouvelle variation sur le canevas des meurtrissures de l’enfance. Mais si la figure maternelle et son éloignement jouent encore ici un rôle majeur dans l’économie du récit, le cinéaste opère un léger décentrement – qui vaut aussi comme un recentrement introspectif : dans une mise en scène épurée, entièrement au service du portrait de jeune homme qu’il entend dresser, Chad Chenouga livre une belle chronique adolescente qui, si elle ne verse jamais dans la complaisance doloriste, est tout entière hantée par le deuil et le mal-être juvéniles.
Un cœur buté
Nassim (Khaled Alouach, dont c’est la première apparition à l’écran), seize ans, est élève en première dans un grand lycée parisien. À ses amis, il cache son rude quotidien : fils unique, il doit veiller sur sa mère toxicomane et célibataire, dépendante de lui aussi bien affectivement que matériellement. Un beau jour, alors qu’il revient d’une sortie avec des camarades de classe, il la découvre inerte, gisant sur le sol. Parce qu’un différend le tient à l’écart du reste de sa famille, il est placé dans un foyer d’accueil de banlieue, dirigé par une femme aussi intraitable que maternelle, la consciencieuse Madame Cousin (Yolande Moreau). Pris en étau entre la violence explosive de la misère sociale d’une part, et celle, plus dissimulée, de la bien-pensance petite-bourgeoise d’autre part, Nassim est réfractaire à toute tentative d’assimilation. C’est la très belle idée de Chad Chenouga : esquisser à gros traits un arrière-plan social et géographique tendu à l’extrême (dominants contre dominés, Paris contre banlieue), en comptant, pour l’estomper, sur la présence à la fois pesante et lumineuse d’un héros qui part battu d’avance. Les silences ostentatoires de Khaled Alouach, sa noirceur altière, la froideur nonchalante avec laquelle il interprète son personnage, permettent ainsi au cinéaste de mettre à distance le discours sociologique pour faire exister une galerie de personnages finement caractérisés.
De la vie des météores
Les plus intéressantes sont les figures féminines, réminiscences de la mère défunte, toutes délicates et bienveillantes à leur manière, mais qui ne sont finalement que des rencontres furtives, manquées. À commencer par Madame Cousin, figure certes tutélaire mais dont les recommandations et les mises en garde affectueuses ne suffiront pas à guider Nassim dans son parcours erratique. Eva, l’amante duplice, Mina, la jeune fille perdue – et qui se sait déjà perdue – ou encore Zawady, l’étudiante en médecine fermement résolue à réussir, viendront quant à elles donner à Nassim une illusion de comblement, avant de laisser un vide, immense. C’est d’ailleurs précisément cette sensation que distille le film à mesure que l’intrigue progresse : celle d’un évidement universel, l’obsession de la mort achevant de dépeupler – selon l’adage bien connu – le monde de Nassim. Dans sa dernière partie, De toutes mes forces lorgne ainsi vers le patchwork un peu lâche, le collage d’instants de vie parfois montés de façon clipesque (une battle de danse), mais toujours tapissés d’un arrière-fond mélancolique sec et rugueux, qui précipite le devenir spectral des personnages : semblables aux fusées de papier qu’ils font décoller un soir d’ivresse, les camarades d’infortune de Nassim finissent consumés par leurs rêveries vacillantes. Aussi dans la dernière scène du film, le visage du jeune héros, assombri par les nuages qui défilent sur la vitre de la voiture, exprime-t-il cette pugnacité et cette détermination propres au rescapé : c’est un Antoine Doinel amer que l’on voit s’en aller, aux illusions depuis longtemps perdues – et qui s’apprête à vivre beaucoup d’autres morts.