Inédite en France, l’œuvre de Shinji Sōmai trouve enfin le chemin des salles grâce à la sortie de Déménagement (1993), présenté en son temps à Cannes et tout juste auréolé du Prix de la meilleure restauration au dernier Festival de Venise. Chaînon manquant entre la Nouvelle vague des années 1960 – 70 et le renouveau de la fin des années 1990 sous l’égide des « 4 K » (Kitano, Kiyoshi Kurosawa, Kawase, Kore-eda), le film participe à la réinvention du shomingeki, genre endémique de la production japonaise qui se concentre sur la vie quotidienne de la classe moyenne et des salarymen. D’une tonalité onirique assez inattendue, le traitement de Sōmai se singularise également par une maestria technique sans équivalent chez ses contemporains. Désigné à cette époque « meilleur cinéaste des années 1980 » par les lecteurs du magazine Kinema Junpo (une institution critique au Japon depuis les années 1920), Sōmai s’est en effet distingué dès ses premiers films par un usage extensif du plan-séquence, dont la complexité est devenue une véritable marque de fabrique, au point d’exercer une influence sur une génération de réalisateurs, tels que Kiyoshi Kurosawa (qui fut son assistant sur le tournage de Sailor Suit and Machine Gun) et Shinji Aoyama. Si Déménagement tempère quelque peu ce goût baroque pour la démonstration de force, les mouvements tentaculaires de la caméra dotent toutefois le film d’une identité qui tranche radicalement avec l’esthétique plus tempérée des vieux maîtres du shomingeki, au premier rang desquels Ozu et Naruse.
Abordant de front la question du divorce, Déménagement raconte moins une séparation qu’il n’ausculte ses répercussions sur Renko Urushiba, pré-adolescente fantasque et rêveuse. Le malaise diffus qui se dégage de la première séquence, où un dîner silencieux oppose frontalement Kenichi et Nazuna, les parents de Renko, place d’emblée le film sous le signe de l’effondrement. Assis autour d’une table triangulaire dont les angles reproduisent l’organisation tripartite de la famille, les époux semblent coexister dans l’indifférence la plus totale, jusqu’à ce que Kenichi disparaisse subitement du plan pour s’enfermer dans sa chambre. Cette logique de fuite, reconduite tout au long du film (Renko est en fugue durant toute la deuxième moitié du récit), installe un sentiment de déséquilibre affectant les personnages : les parents de Renko ne cessent de somatiser le choc de la séparation, qu’il s’agisse du père, dormant dans un parc comme un sans-abri, ou de la mère, rampant ivre morte dans son salon. Spectatrice impuissante de cet effondrement, Renko évoque souvent le héros de L’Incompris de Comencini, avec qui elle partage une position d’observatrice de la petitesse des adultes. Renko semble évoluer dans un espace à part à l’intérieur du plan, séparée de ses parents et de ses proches par une série de seuils (l’encadrement d’une porte, une barrière, etc.) qui matérialise la distance qu’elle est contrainte d’adopter à leur égard. Le climax du film intervient par exemple lors d’une violente scène de dispute où la jeune fille s’enferme dans sa salle de bain pour échapper à sa mère, qui lui demande des comptes sur son comportement à l’école. La brutalité de la scène repose sur le viol de cet espace intime que la jeune fille s’est construit, lorsque sa génitrice brise les carreaux de la porte de la salle de bain, éclaboussant les murs de sang. Entravée par un corpus de règles arbitraires, humiliée par ses camarades de classes, Renko finit ainsi par assimiler sa demeure et l’école à des prisons dont il faut échapper au plus vite.
Réalisme magique
C’est au contact de l’espace urbain que Renko parvient à déployer son élan vital : la ville devient pour elle un terrain de jeu qu’elle recompose à la faveur de son imagination, comme le montre le beau générique final, au cours duquel elle arpente une rue où s’entrecroisent les différents protagonistes aperçus durant le film. Commençant à la manière d’un drame familial classique, Déménagement se déporte ainsi progressivement vers les rives du réalisme magique, jusque dans une deuxième partie où la séparation entre rêve et réalité s’estompe au profit d’un chapelet de scènes silencieuses et envoûtantes. Au-delà de ses morceaux de bravoure, le film brille surtout par ses incursions documentaires imprévues, dont la beauté renforce paradoxalement le côté rêveur de l’ensemble. La féerie pénètre le film par accident, à travers le regard d’une enfant dont l’attention pour des détails imperceptibles (des cendres enflammées s’échappant d’un ballot de paille en feu) ou cocasses (un enfant jouant de l’ocarina avec sa narine) confère aux séquences une aura quasi surréaliste. Le film trouve néanmoins une limite dans sa manière de souligner parfois lourdement ses intentions par un recours empesé au symbolisme, comme dans la scène où Renko se réconcilie littéralement avec elle-même, en rencontrant son double. C’est d’autant plus dommage que les séquences les plus ouvertement irréelles troquent la précision de l’analyse psychologique pour une représentation plus éthérée des tourments adolescents.
C’est qu’en dépit de son style parfois excessivement alambiqué, Sōmai brille au fond davantage lorsqu’il « pose » sa caméra, pour figurer la complexité des émotions de ses personnages. La beauté du film doit ainsi beaucoup à l’interprétation de son actrice principale, Tomoko Tabata, âgée de seulement treize ans au moment du tournage. La justesse de ses expressions et la variété de son jeu permet de donner une épaisseur aux sentiments contrastés de Renko pour ses parents : on a rarement vu aussi nettement dépeint à l’écran le mélange de mépris et d’inquiétude qu’éprouvent les enfants vis-à-vis d’un adulte manquant à ses responsabilités. Pour y parvenir, Sōmai simplifie son écriture tout en conservant son essence : les plans, qui durent souvent plusieurs minutes, suivent pas à pas les personnages pour définir un espace en constante recomposition, au sein duquel se matérialisent les rapports de force et les liens ténus entre les protagonistes. Dans une scène qui précède la fugue de Renko, Sōmai filme ainsi un échange entre la jeune fille et Kenichi où un parapet sur une jetée les séparant permet de figurer l’inadéquation de leur relation. Au moment où Renko s’apprête à embrasser son père, la caméra s’éloigne, laissant juste l’espace à l’actrice de s’enfuir, à la surprise générale. D’un bout à l’autre, le plan-séquence traduit l’impossibilité de la réunion entre le père et sa fille. Par petites touches, Déménagement s’apparente de la sorte à un mélodrame où la stricte observation du comportement des personnages permet au spectateur de se faire le relais de la position de témoin occupée par Renko. Au terme du film, lorsque l’adolescente relate son histoire à ses camarades de classe, le spectateur partage avec elle un sentiment mitigé, fait de déception et de soulagement : la petite fille ne sera peut-être pas parvenue à réunir ses parents, mais au moins aura-t-elle réussi à accepter son statut d’enfant d’un couple divorcé. C’est là au fond que réside la morale de l’histoire de la « drôle de famille » Urushiba : aux yeux du cinéaste, l’acceptation de soi reste la condition sine qua none pour faire communauté.